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Le Blogueur devant le Seuil
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19 novembre 2008

Nouvelle "Fantasy"

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Dans la tête du dragon de bois

6.

Comme mon dernier jet de dés, hier soir.

Une rapide partie avec un vieux tynigien qui ne cessait de gratter ses pieds ridés et velus. Un ancêtre qui refuse toujours de porter les sabots ferrés « préconisés » par la milice impériale. Paraît que les gros orteils poilus, ça choque les citadins ! Enfin, lui il s’en moquait, il avait servi dans la grande guerre, comme moi. Vétéran oublié de la lutte contre le Mal , figure cassée arpentant les rues tordues de la vieille ville impériale. Il avait empoché ses gains, pas grand-chose en vérité, quelques piécettes d’argent de ma réserve personnelle, avait salué les derniers buveurs puis était parti en bourrant une nouvelle fois sa pipe de leur drôle de tabac aromatisé.

J’étais donc resté seul devant ma chopine de bière. De la vraie pisse d’ânesse ! Mais qui pouvait tout de même soûler un nain comme moi pour peu que vous y mettiez la dose. Bon, hier soir j’avais su m’arrêter à temps. Pas que je crache sur une bonne cuite de temps à autre, mais le lendemain, je devais me lever tôt.

Je bosse, voyez vous.

Bon, je vous arrête de suite ! Allez pas vous mettre marteau dans le crâne ! Je ne passe pas ma vie dans les mines du nord à creuser des tunnels sans relâche, une lampe à huile vissée autour du front et je suis également trop vieux pour aller taquiner les trolls et autres bestioles peu recommandables qui hantent encore les plaines lointaines. Enfin, on en voit de moins en moins. Faut dire que depuis que les soldats de l’empire sont équipés d’arquebuses, les routes sont de plus en plus sûres… Et foutrement ennuyeuses aussi.

Mais je ne suis sans doute qu’un ancêtre ronchon, un vestige du passé. Un nain qui, un jour, a quitté ses montagnes pour rejoindre une bande d’exaltés apatrides en quête de trésors et de reconnaissance. En ces temps anciens, l’empire n’existait pas encore. C’était une simple province humaine, centrale, luttant contre les invasions des peaux verdâtres et les ravages du grand dragon Aragush. Mon peuple aidait parfois le jeune peuple des hommes, en lui confiant quelques secrets de maçonnerie pour renforcer les murailles de leurs châteaux ou en livrant des armes parfaitement équilibrées à leurs héros.

Et moi, j’étais jeune, une tête de pioche, la barbe et la tignasse en bataille. Bagarreur, pour sûr ! Même pas 200 ans. Et donc l’attrait de l’inconnu, l’appel de ce mystérieux monde de la surface. J’ai pas mal traîné dans vos auberges, déjà à l’époque, malgré votre bière insipide et vos jeux de hasard idiots mais tellement attractifs. Les parties de dés, sous un bol, les paris fiévreux et ma rencontre avec les éphémères chercheurs de gloire et d’or.

L’histoire officielle nous a oubliés, vous savez, mais c’est ma compagnie qui a fini par vaincre le vieux lézard et ses légions d’orcs. Les lumières du bossu barbichu en robe nous ont un peu aidé, je ne le nie pas mais c’est ma fidèle hache en acier nain qui s’est finalement plantée dans l’œil droit du monstre. Nous avons ramené la dépouille de la bête dans la capitale avant de vivre comme des héros, pendant que la province prospérait comme une large tâche suiffeuse. D’autres aventures, plus au Sud, mais moins glorieuses. Je m’efforce de ne pas trop y penser, d’ailleurs. Les autres étaient trop âgés. Des hommes, sûrs de leur force et de leur astuce qui maintenaient l’illusion de leur jeunesse grâce à des onguents et des décoctions. Mais les dents étaient déjà noires, les yeux chassieux, les mains tremblaient.

Je fus le seul à revenir en vie de notre dernier voyage à travers le continent perdu de Kaydôm. Les cités naines ayant rejoint l’empire émergeant, je décidais de rester ici, dans la capitale puisqu’on me fêtait encore comme un héros et que je pouvais encore boire à l’œil dans les tavernes du centre-ville. Mais le temps est un ennemi plus implacable que le Mal et je fus oublié. Tous mes amis et connaissances avaient trépassé. L’Empire put à loisir réécrire son histoire. Aragush avait été terrassé par un chevalier impérial, un noble, bien évidemment, pour mieux installer la dynastie en place.

De façon à renforcer son pouvoir, l’Empereur rassembla les ossements d’Aragush et les exhiba sur la grand place, maintenus en place par des rivets et des barres de métal. Quand je passais devant, je ne manquais jamais de déposer un glaviot bien épais entre les griffes des pattes antérieures, pas pour conspuer mon ancien adversaire mais plutôt pour salir le pouvoir émergeant, en toute discrétion.

Ma barbe avait blanchie et mon tarin était encore plus vultueux qu’avant, une excroissance rouge et encerclée de veines violettes. Bières et liqueurs n’avait pas amélioré mon apparence physique. En outre, je commençais à souffrir de maladies typiquement naines, les mains et les pieds qui gonflaient par les nuits humides, une rigidité aux articulations. Seul l’alcool pur me permettait de décongestionner mon vieux sang et je dois avouer que j’ai bien profité de cette médication.

Une descente. Une déchéance progressive. Toujours plus isolé et méprisé par les hommes et les elfes qui étaient sortis de leurs forêts obscures pour commercer avec l’Empire. Les longues oreilles me montraient du bout du doigt en ricanant sous leurs foutues capes elfiques.

Du héros au poivrot ! La triste trajectoire de Nayerdhan Ybywyn.

    

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Mes doigts, épais, grisâtres, mais toujours solides, aussi durs que le fer ! Et tous là, malgré les combats à la hache et mon nouveau travail, presque aussi dangereux.

Le boulot, justement. C’est le matin et je lève, lentement, avec cette raideur au creux des reins. 5 heures. Juste des éclats de sommeil. Comme des gravas. Même pas reposant.

Quitter sa paillasse, épouiller sa barbiche qui rebique, enfiler sa côte de chauffe et resserrer son casque en cuir avec les grosses binocles jaunes. Sécurité d’abord. Il me reste un quignon de pain sec et le fond d’une outre de lait baraté. Je mange sans réel plaisir puis quitte mon logement, une simple chambre dans la banlieue de la cité impériale. Encore la nuit, troublée par l’éclairage des lampadaires à gaz. Une brume sale rampe sur les pavés inégaux tandis que je marche vers le centre ville.

Plus grand monde. Quelques patrouilleurs. Des jeunes recrues, portant épée et lourd pistolet à amorce en silex, capeline et casque en acier surmonté d’un haut cimier blanc. Les dernières « pierreuses » également. Ces filles qui vendent leur corps malade en échange de quelques pièces d’argent. Rapide étreinte contre les murs râpeux. Humaines en grande majorité, quelques métis elfiques. L’air est frais tandis que je traverse la grand’place. Un rapide coup d’œil à la grande horloge qui surmonte le beffroi de la maison du bourgmestre. Je risque d’être en retard alors j’appuie sur mes courtes jambes et trotte vers les quais. Je lon,ge le grand port et parviens enfin sur mon lieu de travail. Une longue esplanade pavée, encerclée d’entrepôts décharnés et désaffectés. C’est là qu’anciennement, l’empire des hommes construisait ses bateaux de guerre. Il en reste un d’ailleurs, sur la rivière. Un cuirassé à aube et à vapeur, rouillé, dont les canon inutiles pointent vers les immeubles d’en face. Je m’avance vers ma cabane de fer et sors ma clé.

Je suis le premier comme d’habitude. Je vais prendre ma caisse à outils et me dirige vers le plus grand des entrepôts. Je fais coulisser la porte dans un fracas d’acier et, comme chaque jour, je ne peux m’empêcher de le contempler.

Aragush, le grand dragon. Haut de plus de 30 mètres, 65 mètres de long, de la gueule jusqu’aux pointes de sa queue, 120 tonnes. Sa peau a été remplacée par une coque en bois sculptée mais ses ossements sont bien visibles entre les jointures et l’appareillage à vapeur logé au centre de la bête.

Sa gueule pointe vers le bas, orbites vide, mâchoire pendante garnie de crocs en acier. Je commence par déplier toutes les échelles de maintenance puis vais remplir les réservoirs de l’immense dragon de bois. De l’alcool distillé par les moteurs principaux, puissance de 400 griffons, ça ne rigole pas ! De l’eau aussi, pour la propulsion par vapeur et j’en profite pour vérifier les niveaux d’huile. Je graisse ses articulations, je vérifie la pression, je resserre quelques boulons, je retends des filins et des cordages.

Bientôt la demie, je démarre le moteur à alcool tandis que les collègues arrivent à leur tour. Tous des humains. Quelques mécanos qui viennent m’assister, des rabatteurs pour appâter le chaland, des caissières. Alors que la grande carcasse de bois se met à vibrer, nous partageons un café avant le début de notre journée. Je parle assez peu, encore la tête brouillée par les bières d‘hier soir. Un vieux nabot taciturne. Les collègues ont l’habitude.

Je suis chef machiniste, je conduis la bête.

Je plie ma tasse en papier rigide et la jette dans une corbeille avant de monter dans le corps d’os, de cordes, de cuir et de métal d’Aragush. Sous la joue de bois, le sculpteur a bien fait ressortir l’encoche qui a tué le dragon. C’était moi, mon coup de hache légendaire. Mais aujourd’hui, tout le monde s’en moque. Ils ne viennent que pour faire un tour sur le dos ou dans le ventre du dragon.

Visite des anciens docks de la cité impériale portés par le mal absolu. Je monte en premier, directement dans la grande tête de bois. Un bon observatoire pour conduire le dragon. Juste un petit circuit, ovale, sur les pavés. Je prends les commandes, fait remuer la queue articulée et abaisse le cou massif tout en ouvrant la gueule d’Aragush pour libérer un jet de vapeur. Les gosses adorent.

L’aube est maussade, une grisaille lourde plombe l’horizon et les hauteurs en fer forgé des immeubles les plus récents. Une quinzaine d’étages dressés vers les cieux. On se demande comment ça peut tenir sur une terre assez marécageuse et friable. Mais, les hommes ont toujours été ainsi, orgueilleux et imprudents.

Enfin, pas mon problème ça, les fondations de leur grande cité ! Moi, c’est le dragon, la tête en bois, les pattes griffues qui se lèvent, mues par la pression, dans un chuintement. Mes collègues me rejoignent. Juste trois gars pour la sécurité et un aboyeur pour débiter quelques discours sur Aragush, sa légende, son armée d’orcs et sa chute. On début, on m’avait proposé ce poste mais je n’ai jamais su rien dire à ce propos. L’aventure, je la vivais, je ne la racontais pas. Je laissais ça aux bardes et autres ménestrels, bientôt remplacés par des chansonniers et autres braillardes qui s’égosillent dans les bordels des nouveaux docks.

Le dragon s’ébroue et il effectue un quart de tour sur son axe tout en agitant ses grandes ailes de cuir, soulevant des paquets d’eau devant lui. Il a bien plu durant la nuit et les pavés imparfaits ont retenu des petites poches d’eau.

Une nouvelle journée commence, par pire qu’hier, pas meilleure que demain.      

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C’était le nombre fétiche d’une tribu d’assassins venus du lointain continent de Kaydôm. Le symbole de la mort.

Je ne sais pas pourquoi ce souvenir me revient précisément, à ce moment ! Alors que je vais doucement ranger le dragon contre l’escalier de bois mobile au pied duquel se pressent déjà les premiers visiteurs. Aragush le décharné est la merveille la plus visitée de la cité impériale, largement devant l’ancien observatoire gnome ou l’ancienne académie des mages-zoologues. Le mal fait toujours recette que les marques du savoir ou de la civilisation. Montrez des crânes évidés ! Des ailes membraneuses effrayantes ! Plutôt que de vieux livres ou des télescopes finement ouvragés.

Enfin, ce que j’en pense moi, ça n’a pas de réelle importance. Juste les commentaires d’un vieux grincheux, des mots qui tombent dans une barbe blanche. La machine se stabilise pile devant l’escalier et l’un des autres mécanos, en poste dans le ventre de bois, se précipite pour raccorder la passerelle à l’escalier. En bas, un autre collègue a déjà fait sauter la chaîne et les visiteurs se précipitent. Des humains, en grande majorité, avec quelques familles elfiques. Ils portent des sacs frappés des armoiries de quelques grands magasins impériaux. Des enseignes de luxe et de légende.

Je les regarde à peine, concentré sur les couinements de mes filins et les tremblements de mon moteur. Une autre collègue, une humaine assez ronde et à la voix forte entame déjà son petit discours de bienvenue et détaille quelques épisodes de la grande guerre contre Aragush. Une légende assez inexacte malgré mes renseignements de première main ! J’avais passé pas mal de soirées avec elle, à traîner dans quelques bouges portuaires. A l’époque où elle n’était encore qu’une jeune stagiaire, provinciale, fascinée par la bête de bois et son machiniste de petite taille. On avait bien rigolé, pendant cette période ! Concours de boisson, jeux de cartes ou de dés. Et puis, elle avait suivi la courbe éphémère des existences humaines, le corps qui vieillissait, un mari, des enfants et de nouvelles directives. Ne plus évoquer les anciens héros, en faire des figures anonymes, des instruments du destin impérial.

Elle avait un peu résisté, au début, pour la forme, pour conserver notre ancienne amitié. Mais les années passèrent, sa volonté s’éroda. Elle voulait juste bien faire son travail, débiter son discours des dizaines de fois dans sa journée et rentrer au plus vite dans son foyer. Je n’ai pas vraiment éprouvé de rancœur. C’était dans l’ordre des choses, la nature humaine. S’adapter.

Les visiteurs entrent dans le ventre du dragon et commencent à se disperser le long des balconnets, nacelles, passerelles et passages. Certains montent jusqu’à la tête pour regarder au fond des orbites creuses qui laissent échapper quelques volutes de vapeur. Un enfant d’homme me montre du doigt.

Réaction classique, habituelle. Je n’y prête même plus attention. Je tire le levier de contrôle et les grandes pattes se mettent en route. La bête est très lente, lourde, immense, majestueuse. Quelques gosses ont préféré rester en bas et se faufilent entre les griffes. Il n’y a quasiment aucun risque, Aragush avance avec une lenteur calculée. Je baisse sa tête, je lâche un peu de vapeur par les tuyères logées dans sa gueule, je fais serpenter sa longue queue. Quand je veux faire un peu d’effet, je déploie ses ailes et les fait battre, juste un peu.

Les ailes sont les éléments les plus fragiles de l’assemblage et elles chassent l’air devant elles, faisant fuir les gosses apeurés et excités. Les visiteurs ne cessent de pousser des exclamations de surprise et de ravissement en se baladant dans la grande carcasse. Le cœur du mal ! Mais rendu inoffensif par la magie et la science de l’Empire.

Le frisson ! Le périple de toute une vie pour beaucoup d’entre eux. Le voyage en chemin de fer ou en bateau à aube jusqu’ici, la traversée de la vieille ville puis le tour des docks dans le ventre d’Aragush.

J’avance à travers les entrepôts déserts. Il y a quelques projets en cours, depuis deux ans, pour réhabiliter les lieux, ouvrir d’autres boutiques de souvenirs, des estaminets, quelques guinguettes. Mais attention ! Pas des bouges comme ceux des docks avoisinants ! Du familial, du grand luxe ! Où les bourgeois de l’Empire viendront déguster leur tasse de Kayfé fumant en écoutant quelques disques de cire joués sur les récents phonographes.

Du potin mondain ! Et bientôt, je n’aurais plus nulle part où aller pour écouter les bonnes vieilles « rumeurs ». Les annonces des attaques de trolls, les disparitions d’enfant dans les marigots, les artefacts anciens subtilisés par quelques sorciers en mal de pouvoir.

Je traverse la grande esplanade, en déployant une fois de plus les grandes ailes d’Aragush, ce qui arrache de nouvelles exclamations fascinées à ma première fournée de visiteurs.

Puis ensuite, très lentement, j’effectue un demi-tour sur l’axe de la bête de bois et retourne sur mes pas pour les déposer devant la boutique de souvenirs et le petit restaurant.

Un coin de soleil perce timidement à l’horizon projetant des tâches de lumière jaune sur les pavés humides et faisant briller les ornières pleines de flotte.

Certains pourraient trouver ça joli, moi la réverbération, ça me dérange. Je fais glisser mes lunettes jaunes au dessus de mon nez cabossé puis regarde la grande horloge au frontispice du grand bâtiment qui fait face au restaurant, un ancien atelier de marine dans le ventre duquel ont été assemblée la plupart des cuirassés qui se sont lancés à l’assaut des mers puis de Kaydôm.

Car ce n’est pas avec un groupe de six vieux débris héroïques dans notre genre qu’on peut se tailler un empire, il faut de la vapeur, des canons, des humains en uniforme et derrière tout ça, une personnalité de fer.

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Une famille d’elfes attend devant la corde, malgré l’écriteau très explicite leur signifiant l’heure de ma pause. La famille est composée d’un grand homme pâle en costume croisé sombre mais qui porte une capuche antique dont la forme et les bordures dorées me rappellent vaguement quelque chose, flanqué d’un gamin surexcité et d’une dame assez ronde, pour une elfe. Mon regard jaune est d’ailleurs attiré sans cesse vers sa large poitrine. J’ai en plus une vue plongeante sur sa peau pâle et parsemée de tâches de rousseur.

J’agite les mains pour bien leur faire comprendre qu’ils doivent revenir d’ici une demie heure mais l’elfe en costume et capuche fouille dans sa poche pour en sortir une plaquette dorée. Un Krelt ! L’ancienne monnaie de l’Empire. Une belle somme… Presque trop importante pour un simple tour sur le dragon de bois. Méfiant, je quitte mon perchoir et vais jusqu’à la plateforme principale. Les elfes ont déjà franchi la chaîne de sécurité et la grande forme sombre est rendue au milieu de l’escalier, le Krelt en avant. Toujours dissimulé par l’ombre de sa capuche, il dépose le rectangle d’or dans ma paume tremblante.

    Messire, nous sommes fermés et…

    Allons, je vous demande simplement un tour. Juste pour moi et ma petite famille.

Le gosse s’est déjà glissé dans l’ouverture et détaille les machines internes en ouvrant grand les yeux. La femme est restée à côté de l’homme, terminant un cornet rempli de sucreries humaines luisantes. Pas vraiment jolie, selon les standards nains, mais assez robuste, avec dans le regard un éclat coquin légèrement perturbant. J’hausse les épaules puis détaille le Krelt en le caressant doucement. C’était un vrai ! Une vraie pièce de musée, dont la valeur de collection dépasse largement son poids en or. Avec une pareille somme, l’elfe peut bien louer Aragush la semaine entière. Il entre à son tour et rejoint le gosse dans son inspection frénétique. Bon, je pense que je peux reprendre mon poste et leur offrir ce petit caprice. Je grimpe derrière la grande caboche de bois et relance la lourde machinerie. Aragush se déplace à nouveau.

J’opte pour le grand jeu, battement des ailes, ouverture de la gueule, claquement de la queue sur les pavés de l’esplanade. Je fais même rugir la bête en actionnant les pompes et les crécelles de métal. Je perçois les exclamations de joie du gosse et des glapissements idiots de la femme.

Finalement, pas si moche cette journée !

Un peu de bonheur pour eux et beaucoup d’argent pour ma poche.

L’elfe en costume noir surgit alors de la trappe dorsale et marche vers moi. D’un ton narquois, il me dit :

    Tu ne m’as donc pas reconnu ?

Je ne peux m’empêcher de sursauter et me tourne brusquement, tout en ôtant mes lunettes de sécurité. L’elfe a rabattu sa capuche, exhibant sa face allongée, hilare et sans âge. Il arbore des cheveux longs, argentés, presque blancs. Un ancien. Je fouille dans ma mémoire sans toutefois parvenir à l’identifier. Il ajoute :

    J’avais les cheveux courts à l’époque, coupés selon les normes du Temple de la

Lumière Divine.

    Corvaneel ? Corvaneel, le paladin ?

Il éclate d’un petit rire fêlé et effectue une imposition des mains.

    Cela fait longtemps qu’on ne m’a pas appelé ainsi.

Les souvenirs refluent, comme un torrent. L’un des premiers compagnons. Un jeune elfe plein de morgue et de dédain pour nous autres, déchu pourtant et qui avait rejoint un ordre humain de prêtres guerriers. Il nous avait assisté dans la grande bataille contre Aragush et nous avait permis de détruire les cristaux du pouvoir en retenant la garde prétorienne du grand dragon. Ensuite, il avait intégré l’armée impériale et avait mené de nombreuses conquêtes. Aux dernières nouvelles, son unité avait été massacrée par une tribu cannibale, loin dans le royaume de Kaydôm. On avait annoncé sa mort dans les journaux officiels, ne vantant que ses mérites militaires et occultant son passé aventureux.

A l’époque, ça ne m’avait pas plus touché que ça.

Un vieux compagnon oublié, un elfe de surcroît, ayant prêté allégeance à l’Empire des hommes. Tout en rabattant sa capuche, il déclara :

            —Tu ne sembles guère en forme,  Nayerdhan Ybywyn.

    Je ne me plains pas. J’ai fait mon temps.

    C’est ce que je croyais aussi.

    Tu as une famille, maintenant ? Félicitations. Jamais réussi à construire quoique ce

soi, moi.

    Tu rigoles ! Le petit est un Faunin. Un vieux gnome des marais de Kaydôm,

malandrin et surineur. Quant à la femme, c’est une des pierreuses des docks, que j’ai engagée pour la circonstance. Si elle t’intéresse, je peux te négocier une ristourne. Après tout, entre vétérans, on peut se faire des petites faveurs.

2. DSC00247

Nous nous toisons, sur la plateforme dorsale d’Aragush. Je ne vois toujours pas où Corvaneel veut en venir… Et je n’aime pas cette histoire de Faunin déguisé en enfant et de pierreuse maquillée en épouse modèle. Il s’éloigne de quelques pas et brusquement, me dit :

    Oui une famille attire moins les regards. Ceux des gardes surtout. Enfin, leurs yeux

restent collés sur la fille. C’est plus facile pour moi.

    Que veux-tu, Corvaneel ?

    Tu te souviens de Tarmaeel, mon demi-frère ?

Je crache dans l’air, assez loin de la carcasse d’Aragush

    Comment oublier le nécromant ? Le commandant des armées d’Aragush. Mais il a

bien péri  pendant l’assaut, de ta propre épée sanctifiée ?

    Oui… Simplement, je n’ai pas brûlé son grimoire, comme je vous l’avais dit. Je

l’ai conservé puis étudié à mon tour.

Un frisson me glace le bas des reins. Je me remémore notre affrontement contre Tarmaeel, cette atroce sensation de froid qui s’était répandue dans la pièce à son arrivée. Ses serviteurs décharnés, la puanteur qui émanait de son corps parcheminé et l’avidité de son regard creusé.

Corvaneel dégaine un stylet de son costard et le lance avec une grâce incroyable contre un oiseau qui voletait au dessus de nous. Le volatile s’écrase net à mes pieds. L’elfe se rapproche et poursuit :

    La nécromancie n’est pas un art si difficile. Au contraire, le principe est assez

simple. Il consiste à déranger quelques divinités inférieures et de les amener à se venger sur des corps mort. Leur magie « d’agitation », réveille les chairs et il suffit d’imposer sa volonté propre à ces pantins. Comme ta machinerie, en somme. Sauf que la magie noire remplace ton alcool et autres huiles.

Je peine à déglutir :

    Alors… Tu es devenu, ce qu’était ton demi-frère ?

Il rit à nouveau et fait une passe manuelle au dessus de l’oiseau mort qui se met à battre des ailes et à piailler.

    Oui… Mais je le surpasse. J’ai toujours été meilleur que lui. Je peux réveiller de

petites créatures, des cadavres humains et même animer les ossements des grands fauves de Kaydôm.

    Tu n’espères tout de même pas que….

J’éprouve même du mal à formuler ma pensée sous une forme verbale. Alors je regarde le dos de bois d’Aragush. Sans se départir de son sourire, Corvaneel répond :

    Ce n’est pas un simple rêve, Nayerdhan, je possède le pouvoir de lui rendre une

bonne partie de sa puissance d’antan. Pense à ce qu’il a vécu, bien avant nous. Aragush a des milliers d’années d’existence. Il a assisté à la naissance et au déclin de nos deux peuples, il a traversé les jardins des dieux. Sa compréhension a transcendé le bien et le mal. Sagesse et folie liées dans un corps qu’il a crut immortel et qui ne tient que par quelques plaques de bois et une machinerie à alcool. Nous pouvons changer cet état de fait, Nayerdhan ! Faire renaître le grand Dragon et l’âge des héros ! Car nous avons été trahis au final ! Moi par l’armée Impériale, toi par… Je ne sais trop. La médiocrité de ton existence, un parfum de déchéance. Réveillons Aragush tous les deux !

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Une décision que je peux être le seul à prendre.

Soit suivre mon ancien compagnon dans sa folle entreprise de ramener le Mal au cœur de l’Empire.

Soit ramasser une bonne vieille clé de 15 et me jeter sur lui pour fendre son crâne dédaigneux.

Je lisse ma barbe blanche et regarde autour de moi.

Ciel gris, une cité plombée et tenue par un pouvoir corrompu.

Un monde croupi.

Je remise ma clé.

Cet Empire mérite un Mal à sa mesure, un dragon de vapeur et de métal, un lézard industriel.

Au boulot !

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