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Le Blogueur devant le Seuil
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14 février 2009

Les interdits du Club Van Helsing

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Ayant appris par les courants numériques la fermeture de la collection d'Urban Fantasy, Club Van Helsing, voici un texte inédit et inachevé, fait en 2007, pour le centenaire de la mort d'HPL. Tentative avortée de revisiter le mythe entre pulp techno et Nu-horror. Etant parti sur une trame trop complexe et au final verbeuse, j'ai proposé un autre texte "Lamie Mortelle". Si la motivation me prend, je mettrais la suite en ligne courant 2009, le 12 sans doute... Je dédie ce poste à Rita, la sainte des Causes Perdues

LE CLUBBEUR DEVANT LE SEUIL

Le théâtre du bruit prouve notre puissance

Micropoint

La chose la plus miséricordieuse en ce bas monde est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation toutes les informations qu’il contient.

Howard Phillips Lovecraft (1890 – 1937)

What a monster ! What a night ! What a lover ! What a fight !

P.J Harvey

“Meet Ze Monsta”


Prologue

Londres : aujourd’hui : 14 H 07

La jeune chasseuse était légèrement en avance.

De 8 minutes très exactement, se dit Hugo Van Helsing tout en l’observant de la grande verrière qui surplombait le bâtiment principal du Bedlam Asylum. Dissimulé dans l’ombre d’une Ligularia Dentata, le Professeur, sortit une paire de jumelles et se mit à détailler son invitée. Le dernier modèle de chez Seben Magellan. Un modèle 10-30 avec un zoom ultra x 25mm. Une petite merveille de clarté et de précision.

La femme avait à peine 25 ans. Brune athlétique dont la taille avoisinait le mètre 80. Les cheveux très courts et hérissés à l’aide de quelques touches de gel. Dotée d’un regard noir et perçant, son visage carré et bien dessiné portait les traces d’un terrible combat. Des sparadraps couvraient des dizaines de coupures, sa joue droite était fortement contusionnée, ses lèvres étaient fendues et ses yeux s’encaissaient dans une chair violâtre. Elle portait également de nombreux piercings. Sur les deux oreilles, aux dessus des yeux et un au milieu de la lèvre inférieure.

La figure d’une survivante de l’enfer.

Helsing réprima un frisson. Il connaissait bien ces stigmates. Il les lisait à chaque retour d’un de ses chasseurs. Et lui-même, en son temps, avait connu de tels moments. Les journées dédiées à panser les plaies. Les passages dans des hôpitaux. Les examens médicaux. Mais les douleurs physiques n’étaient rien face au silence incompréhensible qui remplaçait la fureur de la lutte.

La chasseuse portait un grand manteau de cuir brun, une paire de rangers couvertes de boue séchée ainsi qu’un jean sombre. Sur ses épaules, rondes mais d’allure solides, elle avait posé un lourd carton cylindrique. Sa main droite tenait fortement un petit livre de poche dont la couverture noire s’ornait d’une main bleue, ouverte et libérant un flot d’éclairs.

Van Helsing nota mentalement ces menus détails puis quitta son abri végétal jaune-orangé pour rejoindre la jeune femme au point exact de leur rendez-vous. Comme à son habitude, le maître du Club, avait convenu de rencontrer son invitée devant le porche de l’entrée, plus précisément sous l’horloge victorienne dont les aiguilles étaient figées depuis l’origine. Bien qu’étant dans un parfait état de conservation, une équipe de nettoyage s’occupait de nettoyer, réviser et briquer régulièrement la grande horloge, personne n’avait vu bouger les deux aiguilles de cuivre et d’or.

Hugo Van Helsing surgit de l’entrée principale à 14 heures 15 exactement. Il portait un costume gris Saville et Row, classique et neutre, une paire de chaussures italiennes faites sur mesure et en guise d’accessoire, avait ceint son cou musclé d’un nœud papillon couleur émeraude.

La jeune femme avait sursauté à son arrivée. Prenant sa voix la plus apaisante possible, Hugo Van Helsing déclara :

      — N’ayez crainte, mademoiselle Charmant. Vous n’avez rien à craindre dans les murs de l’hôpital Bedlam.

La chasseuse se força à sourire et lui tendit la main gauche. A chacun de ses doigts, exception faite du pouce, se trouvait un épais anneau en acier affectant la forme d’un écrou et vaguement ouvragé sur ses arrêtes. Le maître du Club sacrifia sans sourcilier à la tradition du « secouage de mains ». La poigne d’Elodie Charmant était puissante mais il perçut un tremblement, comme un spasme. Il remarqua également les contusions, dissimulées sous les anneaux.

Hugo la précéda à travers le corridor de l’entrée. Ils croisèrent d’autres chasseurs. Certains, gravement blessés s’écartèrent devant eux. Des femmes et des hommes aux visages bandés, se déplaçant difficilement sur des cannes orthopédiques. D’autres, moins amochés, les saluèrent discrètement et quelques uns les suivirent sur quelques mètres dans le grand corridor.

Enfin, Hugo ouvrit le passage secret situé sous la grande verrière renfermant sa collection de plantes rares et gigantesques. Le mécanisme feula et écarta les pans du mur. Ils pénétrèrent dans la Bibliothèque Obscure.

Bien que ce fût sa seconde visite, Elodie était une nouvelle fois sous le charme de l’endroit. C’était une magnifique collection d’ouvrages rares, disposés selon une logique implacable, dans des étagères en bois sculptés dont les sommets disparaissaient dans l’obscurité ambiante. Seule la grande table centrale, encerclée de hauts fauteuils confortables, était éclairée par des liseuses personnelles qui dispensaient une lueur ambrée. Seule trois liseuses étaient allumées. Celle de Van Helsing et deux autres, postées juste en face. La chasseuse se détendit quelque peu :

      — Je vois que vous avez respecté notre souhait. Le mien et celui de… De Martha.

      ¾ Je suis homme de parole. Vous ne souhaitiez pas discourir du Mythe, devant les autres chasseurs. Je puis le comprendre. Mais prenez place, mademoiselle. Vous avez l’air exténuée.

Elodie Charmant déposa doucement son livre de poche sous l’une des liseuses, fit choir son fardeau cylindrique sur l’un des fauteuils puis enfin s’installa. Elle semblait goûter le répit que lui apportait la station assise. A l’abri, sous la verrière en polymère blindé, dans la lueur douce de la Bibliothèque Obscure.

      — Vous n’y croyez toujours pas, hein ?

Interloqué, Hugo Van Helsing interrompit son mouvement, en l’occurrence celui de diriger une main vers l’un des volumes de l’Anatomie des Ombres. Il hésita, regarda la tranche du volume V, dédié aux monstres marins, puis se ravisa et enfin, s’installa face à Elodie Charmant.

Dès qu’il retrouvait son fauteuil, Van Helsing perdait sa carapace de dandy. Son visage se fermait, ses traits se durcissaient. Dans l’étrange ombre portée de sa liseuse, son visage devenait un masque hermétique, ses yeux prenaient des allures de puits de ténèbres et sa bouche, au pli sensuel, n’était plus qu’une ligne dure et minimaliste. Il croisa ses jambes et s’avança de quelques centimètres, avide de détail, prêt à dévorer les paroles de la chasseuse. D’une voix très lente et basse, presque hypnotique, le Professeur répondre à la question laissée en suspens.

      — En effet, je ne crois pas au Mythe. Nous avons déjà disserté là dessus avec votre amie. En tout cas, je n’y souscris pas avec la foi du charbonnier.

      — J’en déduis que vous n’avez pas un exemplaire du Necronomicon dans vos étagères.

Van Helsing émit un rire bref :

      — En effet. Mon exemplaire du Necronomicon, se trouve dans les appartements personnels, au rayon… Fictions et Romans. Bien qu’il soit relié en peau humaine. Mais malgré ses belles pages d’écritures curvilignes indéchiffrables, ses illustrations étonnantes et l’histoire qu’il charrie derrière lui, ce n’est qu’un faux… Seule la peau est véritable. Un bel ouvrage toutefois, écrit en Allemagne vers 1845.

Ce fut au tour d’Elodie de répliquer par un léger rire qui évoquait à la foi l’ironie noire et la fêlure intérieur.

      — Soit quelques années avant la naissance de Lovecraft, le 20 août 1890.

Elle se releva et ramassa son cylindre de carton. Elle éprouva quelques difficultés à le soulever, arracha l’opercule d’un geste nerveux et finalement, fit glisser le contenu devant Hugo Van Helsing.

Il s’agissait d’un tronçon tentaculaire épais, tranché net. D’une couleur verdâtre et vaguement phosphorescent. Laiteux et incertain, une chair qui évoquait tout aussi bien l’état liquide, solide que gazeux. Le tentacule dégageait une odeur répugnante de poisson depuis un temps indéterminable et vibrait comme un plat de gelée.

      — Parfaitement immonde.

Commenta le Professeur avec une moue de dégoût. Malgré son endurance et sa connaissance encyclopédique des monstruosités qui rampaient et marchaient dans les ombres du monde, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un frisson d’horreur devant le trophée d’Elodie Charmant.

La jeune femme avait également le regard vissé sur le tentacule et de derrière la vision était encore plus répugnante puisqu’on devinait sous la coupure, un réseau de filaments translucides qui semblait animés d’une vie propre à la manière de gigantesques paracémies.

Van Helsing éleva légèrement le ton :

      — Rangez moi, ça, je vous prie. Ç’en est presque insoutenable.

Elle s’exécuta vivement en replaçant le tentacule mutilé dans le carton. Ce faisant, elle réprima un haut le cœur. Ils se rassirent au même instant.

Quelque peu ébranlé, Le Professeur demanda :

— Quelle partie du corps ? Membre antérieur ? Postérieur ?

— Je ne sais pas trop à vrai dire. Chez un humain, ça serait l équivalent… D’un poil de barbe.

Hugo Van Helsing essaya de retrouver la maîtrise de ses nerfs. Son club de chasseurs avait déjà combattu d’autres créatures de dimensions incroyables. Mais c’était la première fois qu’une chasseuse lui ramenait le bout d’un dieu. Il lui fallait entendre l’histoire de Mademoiselle Charmant à présent, pour bien en tirer tous les enseignements nécessaires, extraire la logique la plus froide de cette folie mythographique.

Il reprit sa position d’écoute ainsi que son masque attentif.

Elodie respira un grand coup, retint une montée de larmes.

Hugo ne voulait pas la forcer. Le rapport viendrait. Doucement. En son temps.

La jeune femme ouvrit son manteau, dévoilant un marcel kaki déchiré et couvert de tâches dont certaines étaient sans nul doute des impacts de sang coagulé. Mais pas le sien. Elle était musclée à l’extrême. Des muscles secs, en longueur. Le physique d’une combattante. Sur son épaule droite, elle arborait un scorpion royal noir. 

Alors que la chasseuse reprenait le début de sa traque, Van Helsing s’efforça d’ouvrir son esprit et de maîtriser ses émotions.

Devenir un livre blanc.

Une page vierge destinée à recevoir le récit de la chute d’un dieu auquel il ne croyait absolument pas.

 

 


Fragment I

Paris : 07 juillet 2006 : 01 heures 55.

Elles passèrent devant la Bourse et s’arrêtèrent un peu avant la rue Montmartre juste à l’angle. Elodie dégaina le flyer de la poche droite de son manteau et le détailla à nouveau. Un petit carré de papier sur lequel s’étalait le dessin maladroit d’une petite fille dont le visage était remplacé par la gueule d’un méchant pit-bull. Soirée « Filles en Furies ».

La grande brune se tourna vers sa compagne. Une femme d’environ 50 ans, un peu moins grande qu’Elodie mais beaucoup plus osseuse, quasiment décharnée. Coiffée de longues Dreadlocks d’une couleur indistincte, sa peau était jaunâtre et piquetée de tâches blanches. Un nez assez long, des yeux gris délavés et hâves et des gestes nerveux, spasmodiques. Elle regarda rapidement derrière elle et effleura le flyer tenu par Elodie.

      — L’un d’entre eux doit s’y trouver. Je repère les signes.

      — C’est un club assez connu…Qui risque d’être rempli. Pas un squat désert comme la dernière fois. Tu es bien sûre de toi, Martha ?

Elle toucha le flyer une nouvelle fois et sentit la connaissance passer entre ses doigts, refluer en elle jusqu’à s’imposer. C’était un ensemble de signes graphiques presque indécelables mais qui pour Martha composaient un message, clair et précis.

      — Certaine. A 100 %. Il y en aura un. Un serviteur inférieur de Daoloth. On doit le trouver. Lui seul peut nous mener aux… Aux autres.

Elodie toucha ses lourdes bagues puis le collier à longues pointes qui ceignait son cou. Les paroles de son amie ne la rassuraient absolument pas. Avant de reprendre leur marche vers le Triptyque, Martha ajouta :

      — Si tu veux… On annule et on rentre. Un petit bain et une soirée tranquille devant un DVD.

Elodie émit un sourire amer et répliqua :

      — Une soirée « Mémère » ? Alors qu’une soirée pleine de « Filles en Furie » nous tend les bras ? Non, on y va et on le cherche ton adorateur.

D’un bras squelettique, Martha prit la main de son amie et la posa contre ses côtes saillantes et tremblantes. Inquiète, Elodie lui demanda :

      — Tu as encore une crise ?

      L’Appel… Oui. Il va me falloir une dose ce soir. 

      — Tu veux quoi ?

      — N’importe quel produit fera l’affaire. Mais quelque chose de fort.

      — Très bien. Je m’en charge. Ne tente rien. Pas de conneries, cette fois.

La quinquagénaire baissa les yeux, honteuse comme une gamine puis fut la première à se diriger vers le club. Il y avait une bonne file d’attente devant la porte. Des jeunes gens, assez bien habillés,  étaient adossés contre le mur de la supérette attenante à la boite de nuit et attendaient l’ouverture des portes. Elodie et Martha se placèrent. La jeune femme regarda les alentours. Un quartier bien cossu, des bars de luxe. Une belle lumière mordorée se reflétait sur un asphalte qu’une fine pluie avait rendu luisant. Quelques taxis de maître croisaient au carrefour.

Les jeunes détaillaient Martha mais tournaient la tête dés qu’Elodie levait son regard sombre dans leur direction. Le froid mordant la força à relever le col de son manteau. Martha, elle, ne portait qu’un petit blouson en jean et un pull bicolore et rayé. Elle tremblait mais le froid était intérieur chez elle. Mélange du manque de drogue et de l’Appel, terrible et impérieux. Ce désir lourd qui battait dans son crâne et qui la détruisait peu à peu.

Elles n’avançaient pas.

Le club venait à peine d’ouvrir et les videurs laissaient filtrer les gens au compte-goutte. Certains noctambules jetèrent même l’éponge et repartirent, un peu dépités, en direction du métro ou tentèrent de héler un taxi au passage. Martha commençait à se ronger les ongles, tandis qu’Elodie tentait de se décontracter en faisait rouler ses épaules et en faisant pivoter sa nuque.

Après presque une heure, elles arrièrent enfin devant l’un des videurs. Un Black massif emmitouflé dans un blouson. Il dévisagea longuement les deux amies. Pas trop le style de la soirée. Une sorte de grande lesbienne hardcore et sa copine, une vieille tox. Elodie s’énerva :

      — Y’a un problème ?

      — Non… Attendez juste un peu… C’est la foule ce soir. On filtre pour éviter la cohue au vestiaire.

Une musique électro/rock montait de derrière la porte. Elodie haussa légèrement le ton :

      — En plus, on est en train de rater le premier live, là !

Le videur finit par s’effacer pour les laisser entrer. Néanmoins, il remit son oreillette et prévint un de ses collègues à l’intérieur.

      — Deux meufs. Une géante et une vieille junkie. A surveiller.

Elles piétinèrent encore un peu dans l’escalier avant d’accéder aux caisses. Elodie s’impatientait et ne cessait de faire crisser ses impressionnantes bagues métalliques. Elle ouvrit son manteau et dit à son amie :

      — On laisse tomber le vestiaire, trop la foule. On va tracer direct vers la scène.

Elodie paya les deux places puis elles filèrent à travers le couloir écarlate, Elles passèrent devant les banquettes et tables déjà bien squattées par des groupes de jeunes partageant une bouteille et firent un arrêt au bar. Elodie avait soif. Elle commanda un coca light tandis que Martha craquait pour un double whisky Aberlour. Du comptoir, elles pouvaient voir des écrans vidéos qui diffusaient des images de la scène et de la piste de danse située juste à côté. Une serveuse charmante, grande blonde souriante qui arborait un tatouage en forme d’étoile sur une hanche vaguement dénudée encaissa leur monnaie et leur souhaita une bonne soirée. Elles reposèrent leur verre et s’approchèrent de la piste. La salle était basse de plafond. Murs dénudés, éclairage rare et plutôt brut. L’ambiance évoquait un club destroy New-Yorkais. Il y avait un peu de monde mais la salle n’était pas encore totalement remplie.

Elodie se demanda pourquoi on les avait fait poireauter aussi longtemps au dehors.  Au fond de la salle, juchée sur la scène, la chanteuse danoise Heidi Mortenson était en train de jouer «Highway to hell » en duo de guitares avec une rockeuse en robe rouge.

Heidi Mortenson était une jeune femme énergique et tatouée, dotée d’une petite voix claire et d’une étonnante barbe façon « Desperado». Martha trouvait qu’elle ressemblait à Peaches ou aux filles du « Tigre » qui elles aussi s’étaient équipées d’une telle pilosité. Elodie commenta :

— Ouais, encore des femmes à poils.

Elles se placèrent dans le coin droit, contre un des piliers. Martha trouvait que ça n’était pas évident de rentrer dans un concert comme ça, à froid. Heidi se mit à interpréter un autre titre à la gratte, pas si éloigné de certaines démos de PJ Harvey, selon Martha qui commençait à apprécier le set. Le public était encore peu tranquille et semblait décontenancé par le son rock et électro de la chanteuse. La guitariste en rouge s’en  alla alors et Heidi lança ses machines. En l’occurrence deux petit synthés.

Porté par une techno assez basique qui lorgnait pas mal sur le rap, elle balançait des historiettes, décalées ou personnelles. Sa voix particulière, ses postures assez physiques, ses T-shirts de maçon dessinaient un univers à la fois rude et tendre. Un univers tissé par les pleurs d’amantes trahies et par les pulsations néons d’une cité à la dérive.

Martha se sentit partir dans une tristesse électrique tandis qu’Elodie détaillait le public. Elle essayait de ne pas trop s’attarder sur les jolies jeunes filles présentes et questionnait sans cesse son amie :

— Homme ou femme ton adorateur ?

— Un homme. Il doit être déjà arrivé.

— Tu le visualises ?

— J’ai du mal… Je devine juste quelques similitudes avec des éléments du Mythe. Leng… Le plateau de Leng. Le roi au masque de soie jaune. Celui qui ne peut être regardé.

Quelques groupies, nombrils en exergue, se mirent à bondir sur la scène, aussitôt pistées par l’un des videurs. Il monta à leur suite et les fit dégager assez vite.
Elodie commençait à apprécier l’ambiance. Public un peu jeune mais assez bien mélangé. Heidi coiffa une toque de « Bébé Tigre » sur sa frimousse velue et conclut son concert avec une ode à une mystérieuse « Lady-Yiger ».
Il y eut pas mal d’applaudissement puis la masse reflua vers le bar. Elodie et Martha en profitèrent pour retourner vers le vestiaire. La grande brune y déposa son manteau tandis que Martha filait vers les toilettes, situées en enfilade du couloir de droite. Au passage, elle se fit  bousculer par une étudiante qui s’en allait vomir ses bolognaises dans l’évier.

Martha émit un léger sourire de compassion. Elle connaissait bien ce genre d’état. Une bonne cuite ne vous tuait pas. Ce n’était pas comme l’Appel… Cette pulsation lente et sourde qui n’en finissait plus de battre à ses tempes, provoquant des rêves indescriptibles et la ramenant sans cesse vers la mer, l’eau, les éléments liquides.

Elle passa une main sur le dos de la fille malade et lui demanda :

— Tout va bien ?

La fille redressa la figure et réprima un nouveau haut-le-cœur. Avant qu’elle n’ait pu répondre son copain rappliqua pour lui rouler un patin tout love. Martha sourit et nouveau et poursuivit son périple vers les toilettes.

Une blonde lui barra subitement l’accès des toilettes.

— Dis t’étais pas au Rex, la semaine dernière toi ?

— Possible, oui j’y vais de temps en temps

La fille était assez jolie, la trentaine, vêtue avec un soin classique, pull moulant et jean de marque. Elle regarda la quinquagénaire d’un regard bleuté et ajouta :

— Je t’ai repérée avec tes Dreads pendant le set de Carretta

— Ha oui, je me rappelle de cette soirée. Du très bon son.

— Tu m’étonnes. J’ai dansé comme jamais. Et ce soir, t’en pense quoi ?

— J’ai raté le début du concert, mais j’ai bien aimé ce que j’ai vu. Pas mal quoi.

— Ouais, ça le fait.

La demoiselle se prénommait Sabine et lui donna rendez-vous, plus tard, sur la piste. Martha voulut évoquer son amie Elodie mais Sabine était déjà repartie vers la piste et la foule toujours plus dense.

Son accroche ne ressemblait pas un une tentative de drague, de toute façon. Ce genre de fille ne flashe pas sur une vieille carcasse comme elle. Comme elle passait devant de grands miroirs, elle baissa le regard pour éviter de se voir. Martha éprouvait un dégoût de plus en plus profond pour son apparence. Un squelette gorgé de drogues qui tentait de résister aux injonctions d’une puissance qui n’était pas de ce monde.

Dès qu’elle eut terminée, Martha s’en alla retrouver Elodie qui s’était plantée au bar et sifflait un nouveau verre de coca light tout en devisant avec la serveuse à la hanche tatouée. Martha s’intercala dans la conversation :

— C’est qui là, aux platines ?

— Une des « Putafranges », je crois. Une certaine Molly.

Martha se concentra sur l’écran accroché à l’un des piliers. Une jolie brune aux yeux bleus triturait la console et balançait une house trafiquée à la minimale qui bastonnait sévère. Le mix était propre, un peu old school et les hits house/tek étaient bien masqués sous des effets assez subtils. Martha accrocha de suite et quitta le comptoir pour aller danser. Elle retrouva Sabine et quelques amies, d’autres blondes également dont certaines étaient coiffées de petits borsalinos en feutre.

Elodie la laissa faire et reprit son observation des gens du public. Le plateau de Leng ! Vas trouver ça au XXI ème siècle, dans une boîte de nuit parisienne. Martha semblait bien partir sur la piste, entourée des jeunesses blondes. Elle dansait comme un shaman, transportée par la musique de Molly, battant des coudes, yeux révulsés. Ses Dreads s’agitaient dans les stroboscopes telles de furieuses vipères.

L’une des blondes lui parlait de temps en temps, quand la musique se faisait moins présente. Malgré ses résolutions, Elodie ressenti la pointe acide de la jalousie. Elle reposa son gobelet et s’en alla retrouver son amie. Alors qu’elle traversait la piste, elle bouscula légèrement quelques danseurs. Mais sa grande taille, son débardeur camouflage, sa musculature bien dessinée et ses lourdes bagues coupèrent court à toute récrimination.

Elle dégagea la blonde d’un geste ferme et prit Martha par le cou :

— Martha. Je te rappelle que nous sommes ici pour une affaire sérieuse.

La quinquagénaire rouvrit les yeux et ralentit quelque peu sa danse frénétique.

— Il est assez proche… De nous. Il commerce avec ceux de Dylath-Leen et avec de multiples boutiquiers de la ville d’Inquanok.

Elodie tiqua sur les dernières révélations de son amie. Elle se pencha vers elle et lui demanda :

Leng ? Ce n’est pas localisé dans le Royaumes des Rêves ?

— Si… A kadath pour être précise.

La connaissance qu’avait Martha du Mythe était totale et ses intuitions s’avéraient toujours exactes mais bien souvent délicates à décrypter en particulier dans le monde contemporain.


Molly boucla son set et passa le relais à DJ Chloé, une petite brune discrète habillé avec une chemise d’homme. Tandis qu’elle posait un premier disque sur la platine, Elodie eut une illumination.

Un boutiquier du Royaumes des Rêves, le mur du sommeil, le pays d’Obéron, de Cephalaïs et des chats. Un dealer, sans aucun doute. Elle s’éloigna de son amie et s’adossa contre le mur, se concentrant sur ceux susceptibles de vendre les substances prohibées. La musique sélectionnée par Chloé était plus à son goût.

C’était moins bourrin que Molly, enfin, ça commençait plus doucement, des sonorités minimales, des beats bien secs, quelques montées mais retenues, jugulées. Une bonne techno minimale bien construite qui fit immédiatement bouger toute la salle.

Les amies blondes de Martha            quittèrent le dancefloor. Alors qu’elles passaient devant Elodie, l’une d’elles déclara :

— Ah j'ai vraiment eu du mal à rentrer dans cette soirée.

— De toute façon aujourd'hui plus personne a envie de se faire tirer pour
se faire tirer...

Elodie les accosta et leur demanda d’emblée :

— Salut… Vous savez pas où je peux trouver des tazs ?

— Ecoute… Heu non… Mais je crois qu’un gars en cherchait tout à l’heure. Demande lui, il a peut être trouvé.

— C’est lequel ?

L’une des blondes pointa du doigt un grand échalas portant une chemise rayé ouverte ainsi qu’une écharpe de soie. Le jeune homme était devant la scène et ondulait comme un possédé. Il donnait l’impression d’avoir trouvé ce qu’il cherchait. Elodie récupéra Martha sur la piste et elles tentèrent de s’approcher du danseur fracassé.

Chloé commençait à distiller du pur son indus dans sa techno, d’une façon quasi vicieuse et par conséquent jouissive. Elle cala un titre de « folle furieuse » basé sur une sirène hurlant en continu ce qui déclencha une nouvelle vague délirante sur la piste. Les deux amies eurent du mal à rallier leur cible.

Elodie lui tapa sur l’épaule. Le danseur pivota et détallai Elodie avec un large sourire.

— Calme ta joie, je cherche des pions. Des tatas.

— Ha… J’en ai pas en fait.

— Je sais. Je cherche le vendeur.

— Okayyy. Tu peux pas le rater. Il est sur le coin gauche, avec un bob orange, une chemisette hawaïenne et des grosses lunettes jaunes. Comme une gueule de mouche.

Elodie Charmant se figea. La            description concordait avec les signes énoncés par son amie. Elle se retourna brusquement et scruta le public de gauche. Elle ne fut pas longue à le repérer. Un homme de taille moyenne qui s’agitait aussi comme un damné, moulinant des bras et effectuant d’étranges figures corporelles. Taille moyenne, sans âge défini. Presque anonyme et masqué par son bob orange effrangé et sa paire de monstrueuses lunettes. Sa chemisette imprimée, rouge et blanche se détachait avec netteté sous les lueurs syncopées des stroboscopes. 

Il y eu un premier rappel et quelques clubbeurs en profitèrent pour se diriger vers les vestiaires. Elodie s’infiltra derrière et groupe et s’approcha de l’homme aux lunettes jaunes. Dès qu’elle arriva devant lui, il stoppa sa danse et se recula instinctivement. 

— Salut. Je cherche des pions ou de la MDMA, pour une amie.

Il lui intima de baisser la voix en regardant nerveusement autour de lui. Un Black de petite taille, assez âgé, vêtu d’un blouson et d’un jean, évoluait en effet entre les danseurs, aux aguets. Un indic sans doute appointé par le club pour débusquer les dealers.

Il attendit que la taupe eût disparu dans la masse dansante et répondit d’une voix lente :

— Désolé, Mademoiselle. Il ne me reste plus grand-chose.

— T’as quoi en stock ?

— Des champis. Mais pas sur moi.

— Ok, ta carre est dehors ?

— Tout juste. Deuxième rue à droite. Je t’y retrouve après la fermeture, d’ici une vingtaine de minutes. Mais sois discrète, y’a un commissariat à côté.

Il la salua et s’éloigna d’un pas curieux. Il semblait voûté et marchait en canard. Elodie le laissa filer et rejoignit Martha pendant le dernier titre. La lumière cruelle annonçant la fin de la soirée était tombé comme un couperet sur les ultimes survivants.

Une jeune femme avec des jambes de serin, un pantalon corsaire, un chemisier corail, des cheveux blonds et des coulures de rimmel sur un visage aussi séduisant que flippant s’était collée à Martha et était en train de lui gratter le dos et les fesses.

Réprimant sa fureur, Elodie dégagea la « dame blanche des Dancefloors » et annonça à son amie :

— Je l’ai repéré. Viens.

Comme sonnée, Martha la suivit et,  après un crochet au vestiaire, elles se retrouvèrent dans une aube pluvieuse. Elodie avança de quelques mètres et releva son poing. Après quelques manipulations, elle bloqua ses bagues de façon à former un solide poing américain. Puis elle dévissa les pointes de son collier et les adapta dans les cavités des anneaux se dotant ainsi d’une impressionnante arme qu’elle dissimula dans la poche de son manteau. Elle marcha jusqu’au lieu de rendez-vous. Martha la suivait à quelques mètres, tremblante, en proie à une nouvelle crise de manque.

Le dealer au regard jaune les attendait bien dans la ruelle adjacente. Il se tenait sous le porche d’un immeuble Haussmannien et ne semblait pas souffrir ni du froid ni de l’humidité ambiante. Il fumait un cigarillo tout en lissant les bords de son bob.

Dès qu’il devina la présence de Martha, ils se raidit et déclara :

— C’est qui, elle ?

— Mon amie. Tu te souviens ? C’est elle qui consomme. Moi j’achète juste.

Le dealer commençait à s’agiter et se grattait la nuque avec force. En quelques instants, Elodie fut sur lui. Elle l’alpagua par le col de sa chemisette et dégaina son poing américain clouté.

— Tu ne bouges plus !

En pleine panique, il la bouscula et se mit à courir vers une rue parallèle. Elodie jura et se lança à sa poursuite tandis que Martha marmonnait :

— Attention, Elodie. L’homme-champignon… Les fungis de Yuggoth… C’est un Mi-Go…

Mais son amie ne l’avait pas entendue, concentrée sur la traque du dealer. Ce dernier avait tourné mais, mal avisé, s’était retrouvé dans un cul-de-sac. Il était devant un mur. A ses pieds, se trouvait un tas de pavés, un panneau de signalisation pour un chantier et quelques bandeaux de plastique, zébrures rouges et blanches.

Elodie se planta à l’entrée de la ruelle étendit les bras et lui lança :

— Refais plus ce genre de conneries, sinon, je te promets que je t’explose !

Elle fit crisser les pointes en acier chirurgical de son arme contre le béton. Le dealer fouilla dans ses poches et en dégagea un petit flacon contenant une forme fongoïde, verdâtre et phosphorescente. Elodie courut vers lui, pointes en avant mais c’était déjà trop tard.

Le dealer avait avalé le contenu du flacon et s’était mis à hoqueter tout en se plaquant contre le mur. Son corps était en proie à une atroce métamorphose. Ses mains s’allongèrent et devinrent de longs appendices recourbés et couverts d’épines, il se tassa, se boursoufla tout en vomissant des jets d’un liquide brun-jaune et granuleux. Bientôt des pédoncules translucides jaillirent de ses orbites, projetant ses lunettes sur le sol humide. Sa chemisette craqua et laissa apparaître une carapace vermillon hérissée de poils sombres et de crêtes tranchantes. Son visage fut comme dévoré de l’intérieur et se mua en une masse indistincte composées de soies vibrantes, de pédoncules articulés et de mandibules grinçantes. L’être monstrueux secoua la tête, se débarrassant du bob orange, et dévoila son cervelet rosâtre, à nu, qui palpitait sous l’averse.

L’atroce vision força Elodie à réfréner sa charge.

L’être en profita pour libérer deux autres paires de membres antérieurs et arracha sa chemise en lambeaux. Il s’ébroua brusquement avant de déployer une grande paire d’ailes filandreuses.

Le Fungi tenta de s’envoler mais la jeune femme était déjà sur lui. Avec un terrible cri de rage, Elodie Marchant asséna un violent coup de poing à la créature monstrueuse. Cette dernière avait pivoté d’instinct et s’était servi de ses ailes droites pour parer l’attaque d’Elodie. Les pointes de métal déchirèrent des pans entiers de peau sombre dans les ailes membraneuses. Le Mi-Go émit une stridulation aigue et tenta d’agripper la jeune femme à l’aide de ses pinces ravisseuses. Elodie esquiva prestement l’attaque et se remit en position.

La créature frappa à nouveau, fendant le manteau de pluie qui s’abattait, vertical et dru, sur cette partie de la capitale. Le Mi-Go attaquait comme une mante religieuse, détendant ses pinces principales à la manière d’une paire de gigantesques couteaux. Elodie esquivait, parait de son gant et tentait quelques contre-attaques. Mais ses pointes ne parvenaient pas à percer la carapace vermillon.

La jeune femme tenta autre chose. Elle se retourna brusquement, tournant le dos à la créature qui en profita pour l’attaquer à nouveau. Un terrible coup de pinces ravisseuses, croisées. Elodie attendit le dernier moment pour réagir, elle tourna sur sa hanche et cogna le Mi-Go contre l’une de ses ridicules pattes inférieures. Sa solide ranger éclata la carapace et mordit avec violence dans la chair rose.

Le Fungi de Yuggoth poussa à nouveau sa stridulation de douleur et Elodie en profita pour lui porter un coup direct dans son cerveau externe et palpitant. Les pointes s’enfoncèrent profondément dans la masse gélatineuse mais furent comme repoussées par un intense arc électrique.

La jeune femme se recula à temps, des éclairs verdâtres, émanant des blessures du cervelet frappèrent le bitume à ses pieds.

Martha parvient au bout de la rue et cria à son ami :

— C’est un shaman, un guide plutonien ! Il maîtrise l’électricité et les champs magnétiques. Tu dois le frapper avec une arme contondante.

Le Mi-Go balança une nouvelle salve d’éclairs, qu’Elodie évita en roulant sur elle-même. Elle se redressa, se détendit comme un serpent et se précipita vers le chantier tandis qu’à ses trousses, explosaient des sphères de foudre. Le Fungi s’envola et fondit sur elle.

Elodie se baissa, ramassa un pavé et, tout en évitant les pinces barbelées du monstre, balança rageusement le bloc de pierre contre le cervelet du Mi-Go.

Un coup asséné de toutes ses forces, un coup venu du fond de ses hanches, porté par un cri de guerre rauque. Le pavé écrasa la matière élastique et pénétra jusqu’à la limite cartilagineuse du crâne du Fungi.

Ce dernier se redressa, donna quelques coups de pinces ravisseuses dans le vide puis agita ses soies et mandibules avant de tomber ses genoux et de s’immobiliser.

Mort.

Elodie ferma les yeux pour éviter d’assister à la transformation inverse. Le Mi-Go se ratatina, s’effaça devant la forme humaine du dealer qui restait là, crâne fracassé, torse nu. La pluie tombait fortement sur sa béance crânienne, charriant des rigoles sanglantes. Le corps blanc se teinta bientôt de coulures sombres. Martha avait aussi tourné les yeux.

Elodie se força à fouiller le cadavre agenouillé. Elle récupéra un portefeuille ainsi que quelques flacons contenant le champignon phosphorescent. Dans l’autre poche, elle trouva quelques Tazs, des doses de cocaïne, quelques parcelles de Brown Sugar et un flyer pour une fête à venir, début aôut. Art Lovers, dans la forêt de Vincennes.

Elodie se releva, prit Martha par le bras et l’amena plus loin. Elles se précipitèrent dans le métro et lorsqu’elles s’affalèrent sur une banquette, Martha demanda, plaintive :

-          Au fait, tu en as ?

-          Quoi donc ?

-          Tu sais très bien, Elodie.

La jeune tueuse ne répondit pas tout de suite. Elle regardait ses mains qui tremblaient et prit conscience qu’elle n’avait pas démonté son arme. Alors qu’elle dévissait les grandes pointes, elle dit :

-          J’ai pas confiance dans sa camelote. Il a gobé un truc avant de se changer en… En Mi-Go.

-          Elodie… C’est reparti tu sais. J’ai vraiment besoin d’une dose.

-          C’est trop risqué, là. Je ne peux pas te laisser prendre ce qu’il cachait dans ses poches. Tu comprends ? Tu lis peut-être le Mythe comme moi un livre de poche, mais je sais flairer les embrouilles, je devine les pièges. Et là, c’est grossier.

-          Tu vas aller voir un de nos fournisseurs réguliers.

-          Oui, plutôt. Mais laisse moi dormir quelques heures. Je suis en miettes, là.

Elodie dévisagea Martha. Cette dernière tremblait autant qu’elle et ses yeux n’étaient plus qu’un réseau de veines dévastées encerclant une pupille qui semblait plus noire que le cœur de l’enfer.                  


Fragment II

Pays des Rêves : 07 juillet 2006 : 08 heures 34.

C’était une grande plaine, herbeuse et inondée. Une terre incertaine et humide, boueuse et plate située à l’ouest  de la paroisse d’Oldbury on Severn. Une région que les habitants des alentours évitaient soigneusement.

Martha se tenait sur le seuil de la porte d’entrée du Manoir « Boucher ». Une immense maison en briques rouges et planches goudronnées qui s’élevait d’un bourbier vaseux en direction d’un ciel clair et bleu. A l’horizon, quelques gros nuages croisaient tels de vaporeux navires. La petite fille de 8 ans portait une robe misérable, beige, rapiécée et couvertes de tâches brunes et de plaques laiteuses séchées. Un lourd pendentif doré représentant un œil bordé de cils tentaculaires oscillait sur sa poitrine plate.

Elle gratta ses longs cheveux et arracha quelques croûtes galleuses ainsi qu’une poignée de lentes grasses et de poux grouillants. Une voiture apparut bientôt dans son champ de vision.

Martha plissa les yeux, se gratta le dos. Elle ressentait toujours la douleur, comme une brûlure, juste là, entre ses omoplates. Depuis que l’ami de son père, celui avec le grand chapeau et la voix profonde, lui avait planté les aiguilles dans le dos et avait trifouillé sur sa peau. Mais Martha avait bien encaissé cette douleur.

C’était en définitive moins pire que lorsque son père la forçait à…

La voiture continuait à avancer en direction du manoir « Boucher ». Le véhicule stoppa bientôt devant Martha et une jeune femme en descendit. Elle porta des lunettes noires, un T-shirt blanc à manches longues, un jean, des bottines et une carte de la région. Un jeune garçon était resté dans la voiture et lisait un livre, sanglé à la place du passager.

      — Bonjour petite.

Déclara la jeune femme en s’efforçant de ne pas paraître trop répugnée par l’état de la petite fille.

      — Bonjour, Madame.

Sous ses cheveux qui dissimulaient la majeure partie de son visage émacié, Martha ajouta :

      — Madame… Vous devriez partir… Partir Madame… Vous et votre fils.

      — C’est mon frère. Nous ne comptons pas rester… Nous sommes juste un peu perdus. Nous cherchons la direction de Portishead.

Martha renifla. L’air commençait déjà à charrier des odeurs salines.

      — C’est là !... Partez, maintenant, Madame… S’il vous plaît…

La petite fille à la robe mutilée pointait le sud du doigt. Dans les marais environnants, les roseaux et les plantes d’eau s’agitaient doucement. La jeune femme, qui parlait avec un accent londonien très prononcé, s’énerva un peu :

      — Petite, nous sommes complètement perdus… Tu voudrais pas demander à ton papa ou ta maman de…

Avec un aplomb qui sidéra la londonienne, Martha la coupa :

      — Ma maman est décédée et mon papa… Mon papa n’est pas là… Partez maintenant… Je vous en conjure.

La jeune femme s’étonna du vocabulaire soutenu de Martha. Elle la détailla et remarqua que les tâches brunes et écaillées sur la robe de la gamine ressemblaient à des projections sanglantes. Elle eut un mouvement de recul et regarda la grande maison. Deux grandes ailes, une nef centrale surmontée d’une tour carrée dont le sommet était orné d’un grand œil de bœuf. Les toits étaient d’ardoises, sombres, pentus et se découpaient sur le ciel d’azur en cette douce après midi.

Les vitres étaient grasses, sales, opaques et ne laissaient rien filtrer. Elle s’éloigna de quelques pas tandis que le garçon se détachait pour descendre à son tour de la voiture.

Quand à Martha, elle n’avait pas bougé, le doigt toujours tendu en direction du sud.

      — Suzie ? Qu’est ce qui se passe ?

      — Rien Willy. Remonte dans la voiture… Que je fasse le point et on repart.

La petite fille renifla une seconde fois. Une nouvelle odeur cheminait dans l’air ambiant, plus entêtante, plus forte. Chair de poisson. Les roseaux s’agitèrent à nouveau, de chaque côté de la route. Martha baissa le bras et déclara tristement :

      — Papa est rentré.

Suzanne Gossard reposa sa carte sur le capot de sa Vauxhall et s’apprêtait à rencontrer le père de la petite fille. Elle lissa son T-shirt et leva la tête. Personne n’était en vue. La petite fille s’était réfugiée sous le porche de l’entrée et se mordait la lèvre, en proie à une angoisse qu’elle ne pouvait réprimer.

La Londonienne appela :

      — Monsieur ? Monsieur ?

Willy sentit à son tour l’odeur entêtante. Mélange entre le poisson fermenté et une autre senteur moins définissable, vaguement répugnante. Il regarda en direction des marais car il avait entendu un clapotis relativement lourd. Malgré la douceur printanière et le grand soleil rassurant, le garçon eut un frisson.

      — Suzie… On part ? Dis…

      — Attends… Son père ne va pas tarder. On pourra enfin savoir où on est !

Suzanne Gossard ôta ses lunettes de soleil et appela à nouveau. Quelques roseaux bougèrent encore, des froissements violents, comme secoués par une bourrasque.

Puis Willy disparut.

Martha leva les mains et regarda ses ongles noirs. Lentement, elle enfouit son visage dans la moiteur sale de ses paumes. D’une voix étouffée, elle dit à nouveau :

      — Partez Madame… Je vous en conjure, partez !

Suzanne tournait autour de sa Vauxhall, affolée. Où était passé son frère ? Il se tenait pourtant là ! L’instant d’avant. Elle se mit à l’appeler, d’une voix mal assurée. A la limite du cri. Nerveuse, elle ouvrit la portière. Il ne s’y trouvait pas, il ne lui faisait pas une blague, caché derrière la banquette. Il s’était comme évaporé sous le soleil du Comté de Gloucester. Elle remarqua simplement une flaque d’eau saumâtre qui s’écoulait sur le siège passager.

Alors elle les sentit…

Elle releva lentement la tête, en proie à une peur qu’elle ne pouvait plus réprimer.

Une masse compacte d’êtres torves et vêtus de hardes s’approchaient de la voiture dans un silence presque absolu. Des femmes et des hommes aussi sales que la gamine qui les avait accueillis. Certains étaient voûtés et avançaient sur des jambes arquées tout en balançant de longs bras terminés par des mains arthritiques qui ressemblaient à des griffes. D’autres possédaient une peau blanche et suiffeuse et étaient dotés d’yeux sombres et sans pupilles. Les bouches semblaient molles, les lèvres épaisses et bleuies.

Suzie Gossard aurait voulu crier mais leur apparition avait été si soudaine que la terreur enserrait sa gorge dans une poigne de glace. En s’obligeant à les détailler un peu plus, elle remarqua qu’une peau translucide se déployait entre leurs doigts, que certaines mâchoires étaient difformes et laissaient apparaître des rangées de dents jaunes et pointues et que les plus grands portaient des colliers faits d’ossements et de dents humaines.

Elle recula et aperçut Willy.

Il se trouvait un peu plus loin, tenu fermement par deux femmes dotées d’une peau écailleuse, chauves, dont les gros yeux globuleux brillaient d’un éclat laiteux. L’une d’elles avait plaqué sa main palmée contre le visage dilaté d’effroi de son pauvre frère. Suzie se baissa, ramassa une pierre et marcha directement en direction des ravisseuses. Elle ne voulait pas penser aux monstruosités qui l’encerclaient, réagissant par réflexe pour sauver son frère. D’une voix ferme, elle cria :

      — Lâchez le ! Arrêtez ! Laissez-nous !

Une voix masculine, éraillée et bourdonnante déclara alors :

      — Quel courage, Mademoiselle ! Quelle superbe inconscience !

Stoppant sa marche, Suzie tourna la tête dans la direction de la voix.

L’homme qui venait de parler était plutôt grand, massif et arborait un abdomen proéminent. Il avait des cheveux longs, sales et vaseux. Ses yeux malveillants semblaient encastrés dans un visage étiré et jaunâtre. Il était vêtu d’un costume sombre aussi rapiécé et immonde que les hardes des être difformes qui l’encerclaient. L’homme en noir cracha un glaviot sanglant dans le sol boueux et caressa les grosses bagues argentées qui alourdissaient ses mains d’étrangleur.

Il baissa rapidement la tête et, obéissant à quelque signal, les femmes qui retenaient Willy se mirent à ouvrir leurs gueules, démesurées et garnies de crocs.

Suzanne poussa un cri déchirant, tandis que les deux femmes mordaient rageusement le cou blanc de son frère. Il gargouilla à peine, les yeux révulsés par la souffrance. La première femme se releva en emportant la moitié de la nuque, libérant un flot de sang et de matières cartilagineuses tandis que la seconde s’échinait à tenter de broyer quelques cervicales entre ses puissantes mâchoires.

Suzie lâcha sa pierre et tenta de s’enfuir.

L’homme au costume claqua simplement des doigts et lâcha la meute inhumaine sur la jeune femme. Les êtres la ceinturèrent, lui saisirent les membres, arrachèrent ses vêtements et la plaquèrent contre la boue. L’homme en noir s’approcha, tranquillement.

Il détailla le corps de Suzanne, donna quelques coups de pieds contre son ventre, ses jambes et déclara :

      — Jeune… Saine… Tu seras de taille à porter quelques enfants des profondeurs…

Suzie tenta de se débattre, mais les êtres écailleux la maintenaient immobile, dans une étreinte de fer. De même, une grande main palmée l’empêchait d’hurler pour demander de l’aide ou pour exprimer sa peur et la folie qui la secouait. Son corps nu était couvert de boue et elle ne pouvait s’empêcher de trembler. Quelques mains palmées empoignèrent ses hanches et sa poitrine.

      — Mais je ne me suis pas présenté. Pierre Boucher. Il est vrai que nous ne voyons plus grand monde… Ici. Les gens du village d’Oldburry préfèrent nous oublier. Alors qu’ils furent eux aussi des enfants de Glaaki, en leur temps. Une bande d’ingrats…Vous connaissez ma fille, Martha. Elle est un peu sauvage, veuillez lui pardonner. L’isolement… Vous comprenez. Ça rendrait dingue le plus équilibré des hommes.

Puis Pierre Boucher se désintéressa du sort de l’infortunée Suzanne Gossard. Déjà, ses serviteurs aux yeux globuleux entraînaient la jeune femme vers les campements du lac tandis que quelques autres s’occupaient de faire disparaître la voiture. Il revint vers la maison et posa sa main baguée sur les cheveux gras de sa fille.

Martha tressaillit.

      — Allons, ma fille. Il est temps de retourner à l’étude. La récréation est terminée.

Elle voulut se débattre mais Pierre Boucher l’agrippa par la nuque et la poussa vers l’intérieur. La pauvre gosse traversa un grand couloir qui semblait avoir été dévasté. Les fauteuils croulaient sous des paquets de vase, des flaques d’eau emplissaient les déclivités du parquet et d’atroces fresques, peintes sur des bannières de toile, décoraient les murs de plâtre. Au centre, on avait accroché une grande bannière carrée, représentant une main immense et fendue en son centre. De la plaie, sortaient quelques dents et derrière on pouvait deviner une langue luisante, repliée sur elle-même.

Il força Martha à s’agenouiller devant la bannière. A cette distance, on pouvait remarquer que ce n’était pas du tissu, mais des grandes plaques de peau humaine, grossièrement assemblées.

Pierre Boucher caressa à nouveau la chevelure de sa fille, puis il ôta les petites bretelles et fit glisser la robe. Il détaille le dos osseux et blanc de sa progéniture. En plein milieu, il y avait une grande cicatrice, qui affectait vaguement la forme d’un losange. Au centre de la chair retournée et boursouflée, on devinait une sorte de tatouage, une écriture sombre et microscopique qui semblait bouger, qui évoluait….

Pierre Boucher fit tomber sa veste et déboutonna sa veste qui empestait la vase. Son ventre velu et blanc se colla contre le dos scarifié de Martha qui, cette fois, ne put retenir des larmes silencieuses.

Il effleura le tatouage et se pencha.

C’était magnifique.

Comme son mystérieux associé l’avait prévu, le microgramme se développait dans le corps de sa fille à la manière d’un virus, se glissant sous sa peau et se développant. Boucher en frissonna d’une joie sauvage et d’une simple pichenette installa son rejeton dans une position adéquate. Il ôta sa ceinture et viola Martha une nouvelle fois sous les regards impavides de quelques êtres écailleux qui étaient revenus dans la maison.       

     

Ils dormirent dans le salon, à peine troublés par les hurlements de Suzanne qui montaient de temps en temps de l’autre côté du lac. Martha fut la première à s’éveiller. Dans la lueur du matin, elle remarqua la silhouette de l’homme au grand chapeau et au manteau. Il portait un sac volumineux et s’avança vers elle. A cause du contre-jour, elle ne pouvait distinguer ses traits. Sa voix par contre était reconnaissable entre toute.

      — Bonjour Martha. Comment te sens-tu, ce matin ?

Elle n’osa pas répondre, craintive et blessée. Son père grommela, se redressa et pendant qu’il ramassait ses vêtements, répondit à sa place :

      — Elle va bien Phineas.

      — Pas de nom, monsieur Boucher.

      — Voyons… Ce que nous faisons, devrait nous rapprocher…

      — Ne mélangeons pas tout, Monsieur Boucher. Notre rencontre est fortuite, notre association un fruit du hasard et nous ne poursuivons pas les mêmes buts.

Pierre Boucher s’avança vers l’homme au chapeau qu’il dominait largement. Ce dernier toussa et finit par lui confier sa mallette en cuir.

      — Monsieur Boucher, je suis venu vous apporter, en quelque sorte, un cadeau d’adieu.

Boucher récupéra la mallette, l’ouvrit et en sortit quelques flacons contenant une matière verdâtre et fongoïde. Il leva l’un des flacons et remercia l’homme au chapeau :

      — Parfait… Avec une telle quantité, je serais capable d’invoquer de nouveaux serviteurs du Mythe. Ceux des profondeurs ne se reproduisent pas assez vite… Et les hybrides sont… Peu viables, en vérité.

L’homme au chapeau se dirigea vers la sortie et révéla :

      — Vous devriez plutôt penser à dissimuler ou à diffuser vos flacons parmi vos fidèles. Quelqu’un va venir ici. Très prochainement. Un tueur implacable. Même avec une armée de Profonds, vous n’êtes pas de taille. Croyez moi.

Boucher parut contrarié. Il prit Martha dans ses bras et annonça :

      — Tant que ma fille chérie vivra, je n’ai rien à craindre. De plus, j’ai un ami français qui travaille également sur le douzième fragment. Son approche est sonore. Ses travaux sont passionnants.

      — Et n’ont aucune chance de réussir. Seule votre fille pourra contenir les fragments. Vous devriez d’ailleurs, à ce titre… Enfin, je n’ai pas à vous donner de conseils quant à vos méthodes d’éducation… Mais votre vie est désormais entre ses mains. Veillez simplement à transmettre quelques flacons à votre ami. 

Le colosse aux cheveux couverts de vase serra les poings et réprima sa rage.

      — Je vais vous demander de quitter ma maison, Monsieur.

L’homme au chapeau se retira et Pierre Boucher glissa sa grosse main baguée sur le ventre plat et tremblant de sa fille chérie. Personne ne pouvait le juger. Il régnait sur des créatures issues du Mythe, avait pactisé avec Glaaki et grâce à Martha, il pourrait réunir les 12 fragments des Révélations et enfin réveiller « Celui qui se lèvera de nouveau ».

Il ne craignait personne.

Ni ce mystérieux associé occasionnel, si quelque hypothétique « chasseur solitaire ». Il releva la main et embrassa les bagues d’argent qui représentaient des figures tentaculaires. Puis, il força à nouveau Martha à se mettre à genoux devant la bannière en peau humaine.

Fragment III

Paris : 07 juillet 2006 : 13 heures 05.

Tout en parcourant distraitement un vieil exemplaire d’Elegy, Elodie Charmant surveillait le sommeil agité de son amie. Le retour avait été des plus éprouvants. Sentant monter une crise importante, Martha avait supplié Elodie pour qu’elle lui file au moins une dose. Elle avait cédé et lui avait donné une dose de MDMA qu’elle avait mise de côté. Bien évidemment, elle ne lui avait rien confié du butin qu’elle avait récupéré sur le cadavre du Mi-Go.

Elles logeaient dans un petit appartement dans le 14ème, rue des Thermopyles. Plus un sous-sol aménagé en studio qu’un réel appartement en vérité. Sous-loué à un couple de bobos. L’avantage c’était qu’elles pouvaient payer une partie de l’exorbitant loyer en pilules, barrettes et sachets de skunk.

Assise à la table de la cuisine, Elodie referma le magasine et s’étira. Une nuit blanche de plus. Une sortie, une traque, un combat violent contre un Mi-Go et maintenant elle devait surveiller Martha après sa prise de MD. Elle savait en outre que ce n’était pas le meilleur produit à lui donner. Certes, la drogue lui permettrait de bloquer l’Appel mais certains effets hallucinatoires ou introspectifs risquaient de raviver l’étonnante mémoire de son amie. Elodie se força à se lever, fit quelques mouvement de boxe puis se dirigea vers Martha. Elle dormait sur le grand futon jeté à même le sol, enroulée dans une couette un peu douteuse qui dégageait des remugles renfermés.

La santé de Martha Boucher se détériorait de semaine en semaine. Alors qu’Elodie se penchait sur elle pour déposer un baiser sur le front de sa copine, cette dernière se tendit brusquement et poussa un long hurlement de terreur. Elodie l’enlaça d’emblée et récupéra ses larmes du coin des lèvres.

      — Elodie. J’ai encore fait le rêve. Tu sais… Celui avec mon père et Suzanne Gossard.

      — Chut… Essaye de te calmer. C’est passé.

Martha se leva. Elle portait un T-shirt détrempé de sueur et un grand caleçon d’homme. Elodie, quand à elle, s’était débarrassée de son habit de guerrière et avait revêtu un peignoir en mohair. Exténuée, Elle prit la place de Martha dans le lit pendant que la quinquagénaire ouvrait le frigo.

      — Je te fais quelque chose à manger, Elo ?

      — Non merci… J’ai surtout besoin de repos.

Elle se massa les paupières tenta de se décontracter pour enfin que le sommeil vienne. Alors qu’il tardait à venir, dans cet état de veille où la conscience s’entremêlait aux cauchemars et aux fantasmes, Elodie se mit à repenser à sa vie en compagnie de Martha.

Elles s’étaient rencontrées trois ans avant.

Un hasard pur.

Pendant un été torride.

La rencontre de deux trajectoires opposées. Elodie était une jeune bonne sœur, une novice qui, après une crise de mysticisme aigu, avait quitté sa vie étudiante à Toulouse pour se réfugier dans un couvent du côté de Millau. Elle vivait dans les montagnes, s’occupait de troupeaux de brebis et faisait énormément de sport. Du cross-country, du tir à l’arc et pas mal de boxe et de full contact avec la mère supérieure, Yuna Balsamo . Une Italo/Bretonne relativement âgé et trapue qui compensait sa petite taille par une technique brutale et sans faille. S’attaquer à elle revenait à embrasser une falaise de granite.

Elodie se rendait rarement en ville mais à chaque fois qu’elle passait à Millau, elle ne manquait jamais l’occasion de s’offrir un verre de pastis des Ohms à la terrasse de la Perle, l’un des bars fréquentés par José Bové ou encore Pierre Soulages, le peintre de l’ombre vibrante.

Elle était donc en train de savourer son verre après avoir vendu quelques fromages sur le marché, quand elle aperçut Martha. Cette dernière sortait du bar en serrant contre son corps, un paquet de prospectus colorés. La voix forte du patron tonnait jusqu’en terrasse :

      — Allez ! Tu dégages maintenant la parisienne ! On n’a pas besoin de tes papelards, chez nous ! Vos raves et votre cirque, vous n’avez qu’à les faire sur les Champs Elysées !

La quinquagénaire lui fit un doigt discret et s’apprêtait à filer quand son regard croisa celui d’Elodie. Les deux femmes se jaugèrent. Elodie était une grande brune athlétique aux cheveux bouclés, Martha avait déjà commencé à s’émacier mais avait à l’époque un visage moins marqué, plus volontaire. D’une voix assurée, elle demanda :

      — Je peux te prendre un peu d’eau ?

      — Bien sûr. Installez vous.

Martha grimaça en se posant sur la chaise, face à la jeune novice. Elle n’avait jamais aimé le vouvoiement. C’était le langage de tout ce qu’elle avait rejeté, la loi, l’ordre, les institutions, la psychiatrie…

      — Ey, tu me tutoies, d’accord !

      — Très bien…

Martha secoua ses dreadlocks, étala ses flyers et but quelques gorgées d’eau fraîche, directement au goulot. Il y avait un aspect animal en elle, pensa Elodie, quelque chose qui la faisait ressemblait à un renard malin mais craintif.

      — Je m’appelle Elodie.

      — Martha… Enchantée et merci pour la flotte.

La routarde s’était déjà relevée mais la novice lui dit :

      — Tu peux rester, si tu veux… Tu bois quelque chose ?

      — Ouais. Du raide. Si ça ne te dérange pas.

Elles avaient partagées l’apéro et avaient discuté. Elodie lui avait révélé sa condition de novice ainsi que quelques anecdotes sur la vie au couvent ou sur les différents fromages que les sœurs fabriquaient. Martha était resté évasive sur ses activités. Elle avait évoqué quelques voyages à travers l’Europe, des raves, des fêtes. Elle ne parlait que de musique, de son, de DJ, de sets et de lives. Et tout en devisant sur les dernières tendances de la techno minimale berlinoise, elle ne cessait de descendre des verres de whisky. Des doubles. Sans glace.

Elodie ne disait plus rien. Elle écoutait Martha et réglait ses consommations.

L’après midi passa. Un peu comme un rêve. Bien qu’ayant ingurgité une quantité assez impressionnante de boissons fortes et variées, Martha ne bronchait pas. Elodie, elle, avait simplement bu trois pastis et se sentait un peu « pompette ».

Elodie se sentait bien en compagnie de Martha. Rapport inversé. La routarde semblait larguée, fragile. La novice éprouvait un curieux sentiment protecteur envers son aînée. Elodie lui paya un restaurant, juste à côté. Une cuisine simple et qui tenait au corps. Martha mangea avec un appétit féroce, puis au moment de l’apéro, faillit éclater en larmes.

      — Excuse-moi… C’est juste que… J’ai même pas de quoi te payer les cafés…

Elodie lui prit la main. Geste spontané.

      — Laisse. Je sais… Je sais bien.

La routarde se leva brusquement, rouge aux joues. Elle baissa la voix et demanda :

      — Ecoute… Je sais, on ne se connaît pas trop mais j’aurais une dernière faveur à te demander. Enfin… Je compte aller à une teuf, une rave, dans la montagne. J’aurais juste besoin que tu me déposes. Si tu as une caisse bien sûr.

      — Ça doit être jouable, j’ai la Berlingo du couvent. On y va ?

Martha lui adressa un sourire radieux et termina son verre de cognac. Tandis qu’Elodie réglait, la routarde quitta le restaurant et dégagea un pendentif doré représentant un gros œil bordé de cils épais et torsadés. Ses doigts maigres caressèrent le métal luisant. La ville de Millau était plongée dans un crépuscule encore incertain. Il faisait chaud mais la routarde se mit à frissonner.

L’Appel battait à nouveau dans ses tempes. Le même son sourd. Comme la lente respiration d’une gigantesque créature tapie dans une fosse abyssale.

Elodie la rejoignit et la mena jusqu’à son véhicule. L’utilitaire était garé dans une rue parallèle. Elles montèrent. Avec un léger sourire, Elodie s’excusa pour l’odeur de brebis qui imprégnait l’habitacle. Il lui restait quelques stocks de fromages. Martha ne répondit pas, elle sortit un flyer de sa poche et le détailla, soucieuse.

Tandis qu’Elodie sortait de la vieille ville, la routarde serrait les dents. Elle délaissa la contemplation de l’imprimé et regarda sa conductrice. Une belle plante, saine et jeune. Son opposée. Alors que la voiture longeait le Tarn, elle ressentit l’Appel. C’était toujours pire lorsqu’elle approchait d’un cours d’eau et quand elle se tenait à côté de l’océan, l’Appel se muait en une torture atroce.

Elle se rongea les ongles et s’alluma une cigarette agrémentée d’un peu de PCP. Juste quelques parcelles. Pour tenir. Puis, se référant aux indications du flyer, elle dirigea Elodie. Après avoir serpentée une petite demi-heure à travers les collines, elles traversèrent le village Saint Beauzély puis s’engouffrèrent dans une minuscule route qui s’enfonçait dans un sous-bois. Elodie alluma les phares :

      — T’es sûre que c’est par là ?

      — Oui. Pas de doute.

En effet, peu après une légère montée, Elodie perçut des sons de basses, des pulsations technos. Elle repéra bientôt des voiture, garées un peu n’importe où, couvertes de bâches puis elle aperçut des teufeurs. Des jeunes de son âge, habillés de treillis et de T-shirts, tatoués et piercés. Certains arboraient des Dreads comme Martha mais la plupart portaient des casquettes militaires ou des bobs voyants. Il y avait des chiens partout, accompagné de routards hilares qui sifflaient des bouteilles de plastiques remplies de mixtures diverses, vodka/coca, pastis à peine dilué etc… Le son très puissant et rapide était cette techno trans-hardcore hollandaise à la mode. Martha se renseigna auprès de ses collègues teufeurs pour connaître le nom du D J.

C’était DJ Fantom, un des membres du collectif « Teknomad » qui officiait aux platines pour le moment. Martha trouvait que le jeune homme à l’air discret se débouillait bien derrière sa rangée de potards. Il balançait sa musique ultra speed et violente avec un bel entrain et construisait parfaitement ses montées.

Elodie, pour sa part, trouvait ça atroce.

La quadra dansa un peu en compagnie d’une bande de jeunes hommes torses nus. Un peu plus loin, devant, trois filles ondulaient la tête presque collée contre les enceintes saturées. La novice en avait mal aux tympans rien qu’à les regarder.

Martha revint vers elle et lui dit :

      — C’est pas trop ton kiff, hein ?

      — Ouais. J’écoute plutôt des trucs du Top 50 à la radio, au couvent.

      — Bon… Je voudrais pas te retenir. Tu peux rentrer. Je me débrouillerai…

Etrangement, Elodie ne voulait pas lâcher Martha en plein dans ce chaos sonore et visuel. Bien que la routarde semblât être parfaitement à l’aise parmi les punks à chiens et les demoiselles aux pupilles dilatées et au sourire permanent.

      — C’est un peu dommage de se quitter comme ça, non ? Laisse moi au moins une adresse, un numéro.

    Je peux pas… J’ai pas vraiment de point de chute. J’improvise au jour le jour.

Martha se raidit soudainement. L’Appel venait de la reprendre. Une nouvelle fois. Irrépressible, impérieux faisant naître chez elle une souffrance à la limite du tolérable. Les yeux révulsés, elle saisit brutalement le poignet d’Elodie et murmura :

    Il y en a un… Un des profondeurs… Pas loin d’ici.

    De quoi tu parles ? T’as pris un truc ?

    Non… Mais je devrais… Ça me permet de bloquer la douleur.

La soutenant, Elodie l’éloigna des murs d’enceintes qui vibraient au rythme des basses percutantes. Après s’être renseignée auprès d’un groupe de travelers, elles se dirigèrent vers une grande tente située un peu à l’écart et qui servait de « Chill out ». Un endroit destiné au repos, où l’on vous servait du thé sous une musique dub ou ambiente.

Mais, alors qu’elles atteignaient l’entrée, Martha se tétanisa littéralement dans les bras de la novice.

    Il s’approche… Il vient pour moi.

    Tu me fous les jetons là.

    Me suis pas alors ! Si t’as peur, c’est même pas la peine !

Martha se dégagea de l’étreinte d’Elodie et se rua en direction d’un groupe de tentes sous lesquels des travelers ou des crusties vendaient des robes orientales, des pipes à eau, des tatouages au henné et divers bijoux.

La routarde sauta par-dessus un gros chien et se précipita vers un bosquet broussailleux. Elodie hésita un instant. Après tout elle la connaissait à peine cette quadragénaire. Juste quelques verres, quelques paroles échangées dans un bar, un repas et une virée dans cette free party à flanc de coteau. De plus, elle semblait bien accro à des produits divers. Un vrai nid à embrouilles cette Martha, sans nul doute. Elle flirtait peut être même avec la psychiatrie… C’était quoi ces conneries sur les gens des profondeurs…

La novice regarda les branches du bosquet qui oscillaient puis elle finit par foncer à la suite de la routarde. Elle courut à travers un chemin de ronces et finit par repérer Martha. La routarde se tenait à une dizaine de mètres, devant, montée sur un monticule herbeux. Face à elle, une femme, vêtu d’une robe blanche piquée de motifs floraux verts et bleus, bizarrement voûtée. Ses longs cheveux bruns masquaient son visage et ses doigts étaient tordus comme ceux d’une arthritique. Ses ongles étaient également cassés et semblaient anormalement longs. Elle s’exprima dans une sorte de croassement :

    Tu ne peux échapper à ta destinée, Marrrrtha !

Elodie s’avança doucement. La routarde elle, était prise de tremblements et répliqua difficilement :

    Laissez-moi ! Laissez-moi en paix !

    Nous ne renoncerons jamais, Marrrrtha. Nous avons besoin de toi !

La femme en robe se redressa dans un craquement osseux et rejeta son épaisse chevelure en arrière. Sous l’éclat de la lune, elle dévoila son effroyable faciès. Son visage était aplati et d’une couleur pâle, ses yeux deux billes sombres et gélifiées. Elle ne possédait pas de nez mais deux simples orifices qui palpitaient au dessus d’une bouche immense, courant d’une joue à l’autre et garnie de crocs recourbées. Son cuir chevelu sembla s’effilocher, mettant à nu un crâne fuyant et couvert d’écailles. Puis, elle bondit vers Martha.

Elodie, prenant peur, pour sa frêle connaissance, se précipita et intercepta la créature cauchemardesque juste avant qu’elle n’atteigne Martha. La novice lui plongea dans les jambes et plaqua la chose contre l’herbe sèche.

D’un violent coup de jambe, l’être en robe repoussa Elodie tandis que Martha, dégainant un couteau de la poche intérieure de son blouson de jean, se jetait vers celle des profondeurs. D’un geste élégant, elle planta la lame dans la nuque de la créature qui poussa un ultime glapissement avant de se mettre à convulser.

Elodie se redressa, hébétée, quasi en état de choc. La routarde, elle, n’avait pas perdu de temps. Elle était en train de fouiller le corps. Le cadavre de la créature était lui en train de se modifier, rapidement. La bouche se rétrécissait, le nez repoussait, de nouveaux cheveux noirs émergèrent soudainement d’un crâne redevenu celui d’une jolie trentenaire humaine. Il n’y avait plus de trace de sang autour du cadavre, ni aucune plaie à la base de la nuque.

Martha récupéra un paquet de flyers ainsi qu’une poignées de pilules. Elle remisa son arme dans son blouson pendant qu’Elodie semblait être en panique. La routarde ingéra une pilule et déclara :

      — Je t’avais bien prévenue. Si tu as peur, ce n’est pas la peine de me suivre.

    On devrait se tailler, là. On vient de tuer quelqu’un.

Alors qu’elles revenaient vers le campement de le Free Party, Martha révéla à Elodie :

    Ne t’en fait pas trop. Lors de la seconde transformation, les plaies et blessures

s’effacent. Tout comme les empreintes digitales éventuelles. Demain, tu liras juste l’entrefilet habituel sur la teufeuse morte d’une mystérieuse surdose.

    Parce que… Ce n’est pas la première fois…

Martha envoya un regard pétrifiant à la jeune novice.

    Tu devrais oublier, tout ça. Rentrer dans ton couvent et m’effacer de ta mémoire par la

même occasion.

Mais Elodie s’accrocha et elle insista pour mener Martha à son couvent. En effet, la mère supérieure Yuna Balsano leur avait de temps à autre, tenus des sermons plutôt curieux, mystique et obscurs, évoquant des « créatures de la nuit », des « bêtes assoiffées de sang ». Elodie avait d’abord pensé que la religieuse usait de métaphores pour faire passer son message. Mais si on ajoutait les arts martiaux et le tir à l’arc que pratiquait quotidiennement Yuna Balsano…

Elles arrivèrent au couvent vers 4 heures. Martha traînait des pieds et ne voulait pas entrer dans la grande bâtisse austère mais Elodie la força presque à entrer. Le raffut qu’elles provoquèrent réveillèra la vieille bretonne qui descendit en chemise de nuit. Lorsqu’elle aperçut leurs mines défaites elle les conduisit dans la cuisine et fit réchauffer une casserole café de en grommelant.       

Yuna Balsano les écouta pendant plus de deux heures. Elodie commença par relater les évènements de sa soirée, puis Martha compléta par sa connaissance du Mythe. Martha Boucher était à la fois une femme traquée et une combattante. Son savoir en faisait à la fois une proie de choix pour les suivants de son père - Un être des plus immondes, selon ses dires – mais aussi une traqueuse de monstres idéale. Elle connaissait tout de leurs secrets, de leur faiblesses. La mère supérieure ne les coupa à aucun moment. Elle se contentait de remplir les tasses des deux femmes et hochait de temps en temps la tête.

Enfin, elle leur parla.

De sa jeunesse.

Un autre vie.

Elle aussi avait combattu des créatures impensables, des légendes, des monstres. Des hordes vampiriques, des sociétés lyncans ou encore des formes de vie gélatineuses.

    Des Soggoths ! S’exclama Martha en s’allumant une nouvelle cigarette au PCP.

Yuna Balsano leur révèla qu’elle faisait partie d’une famille bien particulière. En tant que descendante des Van Helsing, des monstres de toutes sortes avaient cherché à l’éliminer et par son intermédiaire, toucher son lointain cousin, le Professeur Hugo Van Helsing. Elle leur confia une carte de visite et leur donna une brève bénédiction.

Le lendemain, les deux femmes partaient vers la capitale. 

Elodie se redressa brusquement et fila vers la commode, tandis qu’elle fouillait dans sa pile de vêtements, Martha achevait de faire cuire quelques œufs agrémentés de rondelles de courgette.

    Tu cherches quoi ?

    La carte de visite… Tu sais celle du fameux Professeur anglais….

Fragment IV

Londres :  13 juillet 2006 : 11 heures 00.

Le coup de fil d’Elodie Charmant avait intrigué le Professeur. La seule évocation de sa lointaine parente était pour lui un gage suffisant pour qu’il accepte de recevoir les deux Françaises dans son sanctuaire londonien. Il leur avait même payé le voyage, deux billets en classe affaire par l’Eurostar.

Alors qu’elles passaient les premières grilles de l’hôpital Bedlam, Hugo les observait en détail à l’aide de ses nombreuses caméras de sécurité. La grande lui rappelait son amie Samsonite. Même cheveux courts, même corps à la fois musclé et souple et une certaine noirceur dans le regard. Physique e t mental de tueuse. Une recrue potentielle pour le Club, sans nul doute.

L’autre femme était plus difficile à cerner. Relativement âgée et marquée. D’une maigreur effrayante. Elle marchait derrière son amie, aux aguets, le regard dirigé vers les caméras pourtant bien camouflées.

Hugo reposa sa tasse de thé sur la coupelle et replaça les deux capsules d’amphétamine de façon à former les aiguilles d’une montre psychotrope. Heure 11. Lorsque les deux Françaises foulèrent le gravier de l’allée centrale, le Professeur quitta sa chaise, avala l’une des capsules et traversa le long couloir de façon à les accueillir.

Elles entrèrent prudemment. La grande avait pris une position de garde basse se présenta sèchement au Professeur alors que la quinquagénaire aux dreadlocks promenait son regard mobile sur les tableaux de maître qui balisaient l’interminable corridor. Il y avait quelques autres « chasseurs » dans le couloir. Certains revenaient de mission, blessés et contusionnés, d’autres semblaient nouvellement arrivés et se pressaient de rejoindre James Citrin dans son armurerie high-tech pour lui quémander quelque arme expérimentale, ou de nouvelles munitions destinées à un monstre particulièrement coriace.

Depuis que la guerre contre les monstres avait pris un nouveau tournant le Bedlam hospital prenait certains jours des allures de camp retranché. Elodie semblait désorienté, elle regardait les chasseurs éclopés et ceux qui déambulaient en rechargeant leurs fusils à pompe avec un air égaré tandis que sa compagne semblait beaucoup plus à l’aise, voire détachée. La routarde fixa bientôt son regard sur le Professeur qui les invita à le suivre dans la salle de briefing. Mais Martha rechigna. Elle annonça qu’elle ne parlerait pas du Mythe devant les autres chasseurs. Hugo hésita un instant puis il les mena jusqu’à la Bibliothèque Obscure après un petit crochet dans un sas équipé de néons aux UV. Les deux femmes passèrent le test sans peine.

Elles étaient humaines, étranges mais humaines. Par contre, Hugo ne parvenait pas à comprendre ce que Martha entendait par le Mythe… Il les convia à s’installer atour de la table afin qu’elles lui donnent de plus amples précisions.

Il y eut tout d’abord un long silence, pesant. Elodie se rongeait les ongles et frottait ses phalanges écorchées. Une spécialiste du corps à corps, estima le Professeur qui finit par demander si elles désiraient un rafraîchissement. Un verre de Dom Ruinart, par exemple ? La cuvée 96 est fabuleuse, subtilement miellée.

Martha émit un léger rire.

    Vous n’avez rien de plus fort ?

    Whisky ? Shochu ?

Elodie intervint et lança une poignée de pilules sur la table noir et impeccable de la Bibliothèque Obscure.

    On ne parle pas d’alcool, M. Van Helsing. Martha a besoin de prendre ce genre de

produits pour bloquer l’Appel…

La junkie referma une main aussi sèche que la serre d’un rapace sur le tas de pilules et commença à les avaler, avec une vitesse qui inquiéta le chasseur de monstres. Il sonna son majordome et lui commanda une carafe d’eau. Martha sembla se décontracter pendant que son amie la regardait avec un air à la fois peiné et désapprobateur.

D’une voix éraillée, Martha lança au Professeur :

    Nous nous sommes déjà rencontrés, non ?

    Je ne pense pas…

    Pourtant, il y a quelque chose de familier dans votre regard, la forme de votre visage.

Votre posture. Comté de Severn, dans les années 60.

A ces mots, Hugo se dressa. Cela lui évoquait de très anciens souvenirs… Mais la Française camée jusqu’à la moelle devait le confondre avec son père. Elle faisait référence à l’une des chasses que son paternel avait simplement évoquée. Alors qu’il avait détaillé les autres à son fils, jusqu’au moindre détail. Il devait exister un dossier, toutefois, rangé dans l’armoire de son père, ancien pilote de la RAF et émérite chasseur de vampires et de lycans.

Alors que le majordome apportait la carafe et trois verres en cristal de bohème, Martha avait entamé un curieux soliloque.

Fragment V

Londres :  13 juillet 2006 : 11 heures 37.

Elle relata tout d’abord son enfance. Une succession d’anecdotes terrifiantes. Son père,  Pierre Boucher, dirigeait une secte d’adorateurs de dieux très anciens, et était responsable d’une succession de meurtres atroces et de disparitions dans la région. Elle avait ainsi vécu dans l’épouvante la plus totale. Son père la violentait régulièrement et avait entrepris de lui tatouer d’étranges inscriptions sur le dos. Jusqu’au jour où Hugo… ou un homme lui ressemblant était arrivé au manoir boucher, au volant d’une Lotus Seven, noire et jaune. Martha se rappelait du moindre détail et évoquait les évènements passés comme si elle récitait quelque texte appris par cœur. C’était perturbant, pensa Van Helsing.

L’homme avait tué les créatures dégénérées et les sectateurs à coup de fusil à canons sciés et avait achevé certains monstres aquatiques plus coriaces en utilisant un grand sabre de cavalerie. Il avait ensuite défié son propre père qui avait combattu à mains nues. Les volées de plomb lui avaient arraché le ventre mais Pierre Boucher avait à peine fléchi. Ses bras semblèrent soudainement prendre de l’épaisseur et sa chair se modifia. Sa bedaine éventrée se mit à exhaler des senteurs marines pendant que ses doigts se réunissant en trois griffes tranchantes et que son visage fondait et se boursouflait à la fois.

Martha s’était réfugiée dans un coin du grand escalier et regardait l’homme en costume de tweed se battre contre son géniteur monstrueux. Pierre Boucher lui asséna un terrible revers de griffe mais l’homme, aussi bon combattant qu’acrobate, accompagna le coup et effectua un roulé-boulé avant de se remettre instantanément sur ses talons.

Il en profita pour se débarrasser de son fusil raccourci et prit son sabre à deux mains. Pierre Boucher poussa un hurlement de douleur du à sa métamorphose : deux énormes boules de chair venaient en effet d’apparaître dans son dos et palpitaient telles des larves prêtes à éclore.

L’homme en profita pour le charger, effectua une rotation à mi-mouvement et enfonça son sabre à la lame argentée dans les intestins pendouillant du maître du manoir.

Pierre Boucher poussa un dernier glapissement et glissa contre le plancher. L’homme leva à nouveau son sabre et lui trancha les membres.

Martha descendit à se moment, se pencha sur la carcasse disloquée de son géniteur et lui cracha dessus avant de s’effondrer, en larmes, dans les bras de son sauveur. Il la recueillit pendant quelques mois  mais finit par la confier à un orphelinat en France. La vie de son sauveur était en effet extrêmement dangereuse et de multiples menaces planaient sur sa famille.

Martha tenta de reprendre une vie normale.

Mais le Mythe était en elle. Elle ressentait un appel, chaque nuit… L’Appel… Qui la forçait à s’approcher de l’eau, de la mer… L’océan. Elle réclamait sans cesse des médicaments contre les maux de tête, dans des doses effrayantes. Elle finit par s’enfuir.

Les créatures du Mythe lui apparurent alors… Des créatures mineures mais terrifiantes. Des goules au dos tordu, des Profonds puant le poisson, des bêtes malingres et nocturnes… Tout d’abord, elles essayèrent de la convaincre de cesser de lutter, il ne fallait plus qu’elle résiste à l’appel mais au contraire qu’elle le suive. Elle était attendue, quelque part au-delà des mers, dans une cité composée de gigantesques aux pierres vertes, à proximité de la côte Nord du Massachusetts. Le point némo, une localisation éloignée de toute terre émergée. 47° 9’ S, 126° 43’ W. Martha résista. Elle sombra dans une marginalité totale mais ne céda jamais aux propositions des créatures du Mythe.

Elle vécut comme une routarde, effectuant des petits boulots, dealant à l’occasion, volant de temps en temps. Assez rapidement, elle suivit les grandes transhumances électro, les raves, les free-parties. Elle s’y sentait bien, au chaud dans la techno, le gabber, la hardcore, la dance ou la minimale. Des gens l’aidaient, souvent. D’autres filles ou quelques gars. Mais Martha ne s’attachaient jamais, ne restait jamais en place. Elle fuyait les créatures…

Bientôt, elle se mit même à les combattre. Car Martha avait une connaissance innée des êtres qu’elle croisait. Leurs forces et leurs faiblesses. Elle relata ensuite à Van Helsing sa rencontre avec Elodie, la visite à la mère supérieure Yuna Balsano et leurs ultimes confrontations avec les Profonds et les Mi-Go.

Van Helsing l’écoutait en prenant quelques notes. Quand Martha eut terminé son récit, il remisa son stylo Mont-blanc dans sa poche et demanda :

    Tout cela est assez… Touffu… Embrouillé… On dirait plutôt des hallucinations…

Surtout si les corps redeviennent normaux, à la mort des créatures… Je dois vous avouer que je reste sceptique.

Elodie se redressa d’un coup de rein avec toujours cette énergie de combattante. Elle sortit un flacon de la poche de son manteau et le claqua sur le bloc note de Van Helsing. Le Professeur prit le récipient et observa l’étrange matière fongoïde qui émettait une lueur verte.

    Ce serait donc ça ?

    On en a trouvé sur chacune des bestioles. Et Martha se rappelle que son père en

possédait tout un stock. Dans une sacoche de cuir.

    Je crois reconnaître cette matière… Mais elle n’a rien à voir avec votre prétendu

Mythe.

    Je vous le confie, faîtes le donc analyser et faîtes vous une opinion.

    Très bien. En tout cas, même si je ne n’arrive pas à admettre totalement votre histoire.

Je vais tout de même vous aider, en souvenir de mon père.

Les deux femmes parurent soulagées. Elodie se détendit tandis que Martha continuait à gober les pilules. Le Professeur proposa à Elodie de se rendre à l’étage, dans le laboratoire de James Citrin. Le mercenaire inventeur pourrait sans doute lui procurer quelques armes. La jeune femme émit un sourire sans joie et en quelques mouvements se dota de ses poings cloutés. Van Helsing admira l’objet et commenta :

    Une belle pièce assurément. Discrète et mortelle. Mais je vous réitère mon offre.

James saura les améliorer. Quant à vous mademoiselle Boucher, je vous invite à prendre un peu de repos dans la salle verte, mon butler vous y mènera.

Pendant que la jeune chasseuse se dirigeait vers le labo et que son majordome revenait pour guider Mademoiselle Boucher jusqu’à la chambre verte, le Professeur se rendit dans un recoin de sa bibliothèque obscure.

Il actionna un mécanisme discret qui fit pivoter une commode blindée encastrée dans  le mur. Il se baissa et entra un code complexe qui eut pour effet de déverrouiller le premier tiroir qui s’ouvrit en chuintant et en libérant quelques volutes d’azote. Le gaz servait à protéger les papiers secrets de son père de l’outrage du temps et des insectes. Il fouilla rapidement parmi les cahiers avant d’en retirer un petit carnet rouge sur lequel était marqué, Oldbury on Severn, dossier Glaaki. Le Professeur réprima un léger frisson et se lança dans une rapide lecture des notes paternelles.

Celles-ci corroboraient les paroles de Martha Boucher.

Fragment VI

Londres :  13 juillet 2006 : 12 heures 45.

James Citrin se tenait dos à Elodie. C’était un homme massif dont le corps semblait tendre une grande blouse blanche à la limite de la rupture. Il portait une paire de gants renforcés ainsi qu’un grand masque de soudeur. Pour l’heure, il vérifiait le mécanisme d’une sorte de grand bazooka doté de deux tubes lance-roquette. Il lui fit signe de s’installer à côté, sur une chaise rudimentaire.

Quand il eut terminé, il reposa précautionneusement son arme et déclara d’une voix déformée par son masque :

    Désolé, je dois finir ça. On ne rigole pas avec les charges à uranium appauvri.

    Vous pouvez vous mettre à l’aise, vous savez.

    J’évite de m’exposer inutilement. Interpol est toujours à mes trousses.

    J’ai l’air d’un flic, d’après vous ?

    D’une très très bonne flic, oui. Une spécialiste de l’infiltration, par exemple. Hugo

vous fait confiance, je vais donc vous apporter une aide logistique. Mais moi, je ne vous connais pas.  

    Du style votre pétoire, là ?

    Elle est déjà réservée. Pour un de nos chasseurs.

    Du gros gibier…

    Oui, il va faire dans le dragon, je pense.

    Vous déconnez, là ?

    Je ne déconne jamais avec un obus perforant M829.

Elodie promena son regard dans le laboratoire qui tenait tout aussi bien de l’armurerie d’un camp retranché. Il y avait des râteliers complets d’armes semi-automatiques, des grenades de formes diverses alignées dans des armoires en plexiglas, des rangées d’étoiles de jets, des armes blanches, des revolvers, des mines…

    Bon, mademoiselle Charmant, que voulez-vous ? D’après votre style, je vous sens

plutôt axée corps à corps, me trompe-je ?

Elodie montra ses poings cloutés au mercenaire qui siffla d’admiration.

    Jolie breloque. Approchez. Passez-moi une de vos pointes. Mmm… de l’acier

chirurgical. De si jolies mains méritent mieux.

Citrin prit la pointe et la passa sur un scanner volumétrique avant de se diriger vers un supercalculateur placé au fond de son laboratoire. Il ouvrit quelques fichiers, dut baisser la tête pour mieux voir l’écran sous son masque de soudeur puis tapota sur le clavier.

    Vous voulez un alliage renfermant de l’argent massif ? Ou des molécules d’aïl ?

    Pardon ?

    Selon le gibier, on reconfigure votre armement. Un monstre, une balle.

    J’ai juste besoin d’un métal solide, le plus dur possible. Et éventuellement qu’il puisse

résister aux acides.

James Citrain réfléchit quelques secondes et déclara :

    De l’iridium, donc. Je vais vous concocter un alliage, 40/40 avec du platine et le reste

sera de l’osmium. La pointe sera creuse, avec un cylindre rempli de mercure, pour accompagner vous coups. Par contre, l’ensemble va gagner en densité et vous devrez vous entraîner un peu… L’iridium, pour votre information, est l’une des matières les plus denses de cette planète, environ 20 kilos pour un cube de 10 cm de côté.

    Effectivement… Va falloir que j’augmente mes charges à la muscu.

    Selon certains scientifiques, l’iridium aurait une provenance extraterrestre, ce métal

pourrait provenir d’une comète tombée sur la région du Yucatan.

    Tiens donc… Ça me rappelle cette nouvelle, Le Temple… Qui commence par un

manuscrit trouvé sur la côté du Yucatan… C’est l’un des textes qui annonce la cité de Celui qui se lèvera de nouveau.

    De quoi parlez-vous ?

    De Lovecraft, une fois de plus. Martha, mon amie, m’a forcé à lire et à relire toutes

ses œuvres.

Le mercenaire interrompit son travail de la fabrication du moule pour les pointes de la chasseuse et dit :

    Ne me dîtes pas que…

    Si, vous avez bien deviné. Nous chassons dans le Mythe

Elodie lui détailla leurs récentes découvertes et combats contre les créatures du Mythe pendant que Citrin, lançait la fabrication des pièces. Après une heure d’usinage, il offrit une poignée de pointes argentées et vaguement blanches à la jeune femme. Elle le remercia

(A suivre...)

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