Manifeste pour une Narration Populaire
Machine à créer des chiots rouges
Un article de Lester Ecchymose
Je me rappelle de cet entrepôt sur les chais de Porto. Au
fond duquel, durant mon jeune âge, j'empilais les pages
grâce à ma vieille Underwood. Le plastique qui protégeait
la fenêtre ne cessait de claquer à cause du vent pendant
que de curieux bâtards jappaient à mes pieds. Maintenant
que j'écris plus de 200.000 signes par jour et qu'aucun de
mes manuscrits n'a été refusé, depuis dix ans, je suis disposé
à livrer à la cohorte d'auteurs débutants, mes recettes
infaillibles.
Un éditeur a toujours raison et plus vous le lui répéterez
mieux vous vous porterez.
Pour un récit d'aventures à frissons, quelques personnages
peuvent se révéler utiles : un héros, un méchant, plusieurs
victimes de meurtre. Attention à ne pas faire assassiner
des femmes car mon éditeur n'aime pas trop. Il faut que le
héros puisse sauver quelqu'un. Si les lecteurs sont machos,
supprimer la femme et la remplacer par un avion ou la
relique d'un camarade tombé à la guerre.
Les désirs doivent être tiraillés et les personnages forts.
Le héros agira sous la contrainte, dos au mur, le poing
serré sur sa truelle, la chemise mouillée d'angoisse.
Une marque doit définir un personnage. La cape
et le short de Haïlé Selassié. Les personnages
peuvent porter des vêtements qui puent, fumer
des coiffures étranges, arborer des chaussures
jaunes.
Une marque de dialogue peut très bien faire
l'affaire : "Par les cornes de Boûlezsthorn"
Un maniérisme vous plaira peut-être plus : "Jocke entra en
grignotant une des boules de bowling qu'il tenait dans un
sac en papier". Jocke continuera à manger des boules de
bowling tout au long du récit, parlant de leur effet
amaigrissant qui lui permet de faire des économies de Slim-
Fast. Et peut-être que le tueur sera un joueur de bowling
ou Clémentine Célarié, ou un docteur.
Les noms peuvent être inventés pour suggérer des choses.
Par exemple : O'Sullivan, la chaussette à clou, le flic, le boucher (selon sa profession).
Et une jeune femme menue et gracile sera nommée Bruise (Bleu, meurtrissure et garrot).
Une brute épaisse aux crocs fumants ? Peut-être
Linette, ou suzette (dite la crêpe, évidemment).
N.B le contre emploi, cet art empoisonné se distille à petites doses.
Mais attention de ne pas franchir les bornes de la
bizarrerie en matière de méthode de meurtre : corps orné
d'un tatouage en forme de chauve-souris cyanosé à l'anis,
hydrocyanure garrotté, mouches germées et mortelles.
L'idée force est d'éviter toute monotonie.
Un exemple tiré de mon roman La légion rouge de la mort
volante.
...Jocke entra tout en grignotant une des boules de bowling
qu'il serrait sous son bras. O'Sullivan, se gratta les
chaussures (jaunes) et d'écria : "Par les cornes de
Boûlezsthorn !". Linette portait une carabine ornée de
motifs curvilignes et mystiques (venant d'Egypte) et
ricanait en crachant sur ses crocs fumants. A ses pieds
difformes s'étalait le corps tatoué et tourmenté de Bruise,
la délicate enfant avait une chouette gravée sur chaque
oeil et son bras droit portait la marque morbide du sceau
de Belzervoltch. "Par les cornes de Boûlezsthorn, je sais
qui est le coupable" s'écria à nouveau O'Sullivan en mirant
sa trogne de flic dans ses chaussures jaunes et
brillantes...
Voilà, c'est tout, vous voilà riche, en passe d'écrire des
best-sellers à la pelle et d'amasser, tout comme moi une
montagne d'or massif. Mais tandis que j'enfile ma parka
polaire pour aller traquer les ours blancs qui protègent la
vallée des émeraudes et que ma femme fait le guet en haut
du mâts pour m'avertir de la présence des barracudas, je
repense à cette cave de Porto et à ces chiens...Ha ! La !
La ! La vie n'est qu'un mystère non résolu qu'il faut
garder en réserve, d'une manière logique, pour terminer au
plus vite le récit.
Vezyn el coqueto (frontière mexicaine).1927.